Dès la
fin de l'adolescence, le dessin fut pour moi un loisir et il était
impossible, inenvisageable que je gagne ma vie avec un hobby. Ma chance,
et c'est paradoxal, fut sans doute mon entrée dans une école
d'architecture qui, à mes yeux, se rapprochait le plus de l'idée que je
me faisais d'une activité artistique. Certaines écoles -et la tendance
s'est encore accélérée aujourd'hui--forment leurs élèves à la conception
des cités futuristes, de grands centres culturels, bref, tous ces
projets qui n'alimentent certainement pas le quotidien d' une
architecte. Moi, on m' a appris à construire des bureaux de poste, des
logements sociaux ou des cités HLM. Inutile de dire que j'ai été sinon
dégoûté, du moins ennuyé par ces études. C'est à ce moment-là que j'ai
commencé à chercher ailleurs.
IL y a
eu une rencontre déterminante
Philippe
Paringaux, incontestablement. D'abord parce qu'il fut le premier à
accepter mes illustrations pour Rock & Folk des culs-de-lamps, des
illustrations d'article.
Mail
aussi parce qu'il m'a aidé à pénétrer un monde où tout se mêlait dans un
bouillonnement incroyable : le rock et la BD, le cinéma et le "nouveau
journalisme". On parlait moins de musique que de mode de vie, et ça m'a
vraiment aidé à sauter le pas. Ça. et le fait que j'ai eu la chance
d'être réformé au service militaire. Comme je le disais tout à l'heure.
n'ayant mis que quelques mois à réaliser qu'aujourd'hui un architecte
n’est décidément plus un artiste, je m'engageai dans la filière qui
devait faire de moi un dessinateur professionnel tentant de gagner sa
vie avec ses petits dessins : Philippe Manoeuvre. la connexion :Métal
Hurlant, mais aussi tous ces fanzine dont je me sentais particulièrement
proche, II fallait dans les années 70, être particulièrement attentif à
ce qui se passait dans ces petites revues de fanatiques qui, sans
prévenir, étaient en train de dynamiter toutes le habitudes : celles des
lecteurs, qui trouvaient enfin une expression graphique correspondant à
leur génération donc à leurs préoccupations, mais également les
habitudes des éditeurs, qui n'avaient pas un seul instant imaginé qu'on
pouvait imprimer ça.
Il y a
eu très vite également, et on eu a la preuve dans les nombreux carnets
de croquis que vous avez publiés, votre goût pour les voyages.
Certains
de mes croquis se sont retrouvés imprimés alors qu' ils n'étaient à
l'origine pas destinés à la publication. Et comme j'aime "aller voir
ailleurs", il était naturel que je développe, avec quelques autres en
France, ce qu'on appelle le roman graphique. J'aime bien aller fourrer
les yeux là où il se passe quelque chose, même si ce "quelque chose" ne
dépasse pas le statut du fait divers. Car je ne descends jamais dans les
palaces, ces endroits de partout et nulle part. J'aime les robinets qui
fuient. les bruits de la rue, les décors aussi parfaits et lisses
soient-ils, qui portent la marque du passage de l'homme. Je me souviens
de cette photo de presse que j'avais longuement contemplée, cette
chambre de grand hôtel - Hilton ou quelque chose comme ça - qui avait
été complètement détruite par un fou furieux qui, entre ces quatre
murs-là, avait assassiné, violé. je ne sais plus. Moquette arrachée,
murs souillés. vitres brisées, tout, vraiment tout avait été détruit. Et
ces traces de sang... J'étais resté fasciné par ce cliché, comme une
perfection dans le cataclysme total.
Il y a
une autre constante dans votre travail : ces personnages figés sons le
soleil, prisonniers d‘un cliché photographique, semble-t-il.
J'ai
beaucoup réfléchi au problème du mouvement dans mes dessins, pour
conclure que j' avais un goût affirmé pour les personnages figés. Cela
vient certainement de ma formation d'architecte, qui veut que chaque
croquis soit conçu comme une répartition géométrique de l'espace, chaque
chose à sa place dans l'ensemble, y compris le désordre ou le tumulte.
Ce qui
est assez paradoxal, lorsqu'on connaît votre attirance pour le cinéma.
Exact. Je
suis un consommateur régulier, pour ne pas dire plus, de cinéma.
Esthétiquement, c'est ce cinéma, en particulier celui des années 30 et
40, qui m'a permis de filtrer l'époque contemporaine, de n'en retenir
que des constantes. Cela dit, du strict point do vue du consommateur, le
cinéma est pour moi, avant tout, un plaisir. J'adore m'installer dans
une salle, me nourrir, littéralement. d' images, me retrouver face à
n'importe quel film de Federico Fellini.
Et à l'instar de beaucoup de vos
confrères, vous avez bien entendu la tentation de pratiquer ce
cinéma.
Certainement pas : les contraintes sont beaucoup trop lourdes,
et faire un film est devenu aujourd'hui une machinerie énorme.
Et plus que tout, ce qui me pèserait serait de travailler en
équipe, jouer avec le caractère de l'un, prendre en compte les
états d'âme de l'autre.
Vous avez pourtant très souvent travaillé avec des scénaristes
de bande dessinée.
Certains étaient mes amis, certains le sont devenus, mais tous
partageaient avec moi un concept esthétique, des idées communes
sur beaucoup de sujets. Je suis incapable de travailler avec
quelqu'un sans être en phase, de quelque façon que ce soit, avec
lui. De plus, tous mes scénaristes, de Paringaux à Jérôme Charyn
sont aussi des écrivains. Çà aide lorsque le projet est de faire
un livre à deux, qu'on a comme moi une certaine tendance au
mélodramatique et qu'on souhaite, comme c'est mon cas, écrire
pour des gens de mon âge. Rien de plus laborieux que de vouloir
rester juvénile. Avec ses rides, ses cheveux blancs, Lou Reed
fait du rock adulte ; toute proportion gardée, je souhaite en
faire autant en bande dessinée.
Nous n'avons pas encore parlé de musique.
J'appartiens à ce qu'on a dénommé après coup la "Génération
Musique". Comme je le disais précédemment elle était partout, et
elle était bien plus que cela, dans nos pensées, nos modes
relationnels, partout. Plus personnellement, il est vrai aussi
que mon album à plus fort tirage reste aujourd'hui "Barney et la
note bleue", écrit en collaboration avec Philippe Paringaux.
Mais
ce sont surtout des motivations extramusicales qui nous ont
intéressés dans cette histoire : l'existence d'un musicien de
jazz, synonyme de solitude, le fait que cette musique soit
certainement la plus génératrice qui soit. On a été aussi été
ravis de l'effet secondaire de cet album, qui a fait que le
disque de Barney Willem, sorti simultanément, s'est très bien
vendu, et qu'on lui a proposé de nouveau des concerts, des
tournées et qu'il est revenu sur le devant de la scène et non
plus dans le semi anonymat qu'il connaissait, le grand
saxophoniste qu'il a toujours été. Encore plus secondaire comme
effet, ce travail m'a bien sûr incité à m'intéresser plus avant
au jazz, que j'écoute régulièrement aujourd'hui, même si on ne
peut pas me considérer comme un connaisseur. En fait, j'écoute
toujours de la musique en travaillant, mais les styles varient
suivant mon humeur.
Lorsque vous jetez un oeil sur tous vos travaux antérieurs, une
ligne directrice se dessine-t-elle ?
J'ai surtout envie de refaire la plus grande partie de mes
dessins et des histoires. Je l'ai déjà fait pour quelques
albums, d'ailleurs, mais ce n'est finalement pas très gratifiant
de refaire une image dont l'ordonnancement a déjà été pensé, et
qui correspondait à une humeur, une sensation depuis longtemps
oubliées. Ce qui m'étonne surtout, c'est qu'on ait pu accepter
certains dessins de mes débuts. Pour en revenir à mon évolution
éventuelle, je crois qu'effectivement je tends vers l'épure,
vers un trait plus expressif. C'est tout du moins ce que je
tente ! Mais s'il y a progrès, ils se situent évidemment au
niveau du travail sur la couleur, qui est aujourd'hui à la fois
moins brutale et plus nette qu'auparavant. Tout cela est
certainement dû tout d'abord au fait que je ne jette jamais
rien, archivant pour retrouver quelques années plus tard : mais
aussi à mon goût de plus en plus prononcé pour la peinture. Je
suis collectionneur, et je pense avoir engrangé pas mal de
connaissance sur le sujet. Ce qui ne signifie pas
inéluctablement que j'abandonnerai un jour la BD au profit de la
peinture. J'ai encore un plaisir trop prononcé à élaborer un
livre et je ne me sens pas sans doute encore prêt.
Aujourd'hui, vous êtes particulièrement d'actualité, avec
beaucoup d'albums, chez beaucoup d'éditeurs.
N'exagérons rien : je ne publie pas tant que cela. Et de toute
façon, quelques-uns de ses livres sont des rééditions, avec
simplement quelques ajouts ou la revisite de certaines pages.
Malgré tout, c'est vrai que j'ai la chance de pouvoir faire
éditer la quasi-totalité de mon travail et tous ses différents
aspects. Ce que j'appelle les "objets anciens" chez Futurismes,
mes illustrations aux Humanoïdes Associés, tout ce qui prend à
contre-pied le reste de mon style chez Albin Michel, et les
grands trucs, tous ces albums importants pour moi, aux éditions
Casterman. C'est là que sortira l'album que je suis en train de
faire avec Jérôme Charyn, auteur de romans policiers américains.
Et, bien sûr, ce sera un livre noir.
On a parfois le sentiment que vous aimeriez vous glisser entre
les pages de "Gatsby le Magnifique".
Je ne me crois pas autodestructeur. Je suis, par exemple, très
attentif à l'évolution de mon travail - que le texte off ne soit
pas mar marque de fabrique, par exemple - et ravi que mes albums
soient désormais en traduction aux USA ou en Allemagne. Mais
j'essaie avant tout de progresser, d'emprunter une direction, de
tendre vers un point qu'on sait ne jamais atteindre. Comme dans
toute discipline artistique, il est urgent de ne jamais se dire
en bande dessinée "Tu as fini". Pour cela, le meilleur moyen
reste, je crois, de toujours conserver du recul vis-à-vis de
l'importance toute relative de son travail.
Ce recul, vous semblez l'appliquer aussi dans vos relations avec
les gens.
Je ne me livre pas énormément, c'est vrai, dans mes relations
professionnelles. Car pour ce qui est de la vie privé, je pense
être tout à fait normal. Mais je l'admets, en interview par
exemple, j'éprouve le besoin de rester en retrait. Pour me
protéger, sans doute. Peut-être est-ce trop dangereux de se
livrer ? Et je ne peux même pas renvoyer les gens à mes dessins,
puisque mes albums ne sont pas que de moi... et que je ne suis
pas dans mes albums.
Christian Larrède
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