
2004 L'Express n° 2767 semaine
du 12 au 18 juillet 2004.

illustr. Loustal
L'express n°2767 semain du 12 au 18 juillet 2004

L'expresse

L'Expresse n°2768
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L'Express
du 12/07/2004
Histoires extraordinaires
La secrétaire et les golden boys
par Gilbert Charles
Cet été, L'Express a choisi de voyager de pays en pays en
racontant sept grands faits divers. Thrillers psychologiques,
phénomènes sociologiques, polars troublants,romanesques, parfois
historiques, qui nous emmènent de Suède en Espagne, de Suisse en
Allemagne et en France en passant par les Etats-Unis. Cette
semaine: la Grande-Bretagne, où le sens des affaires très
spécial d'une assistante modèle a berné de vénérables banquiers
de la City
La «Picasso des escrocs», comme l'ont surnommée les tabloïds,
vivait dans une modeste bicoque aux volets rouges perdue à
Cheam, une banlieue pavillonnaire au sud de Londres. «The
Cottage», proclame un peu abusivement la plaque sur la façade.
La jeune femme d'origine indienne, employée de banque, et son
mari, chauffeur dans une compagnie d'assurances, se sont
installés là en 2001 avec leur fils de 6 ans. «Ah! ça, ils
n'hésitaient pas à faire étalage de leur richesse, se souvient
la voisine. Ils achetaient presque tous les mois une nouvelle
voiture, elle sortait couverte de bijoux, lui prenait des leçons
d'hélicoptère. Ils disaient qu'ils avaient gagné à la loterie.
Moi, je n'y ai jamais cru.»
Seul signe encore visible de ce déballage ostentatoire, un
cabriolet décapotable flambant neuf garé dans la cour, où joue
un gamin aux cheveux noirs. Joyti De-Laurey, la mère, est
aujourd'hui en prison pour avoir détourné en douceur 6,5
millions d'euros à trois hauts dirigeants de la célèbre banque
d'affaires Goldman Sachs dont elle était la «personal
assistant», la secrétaire particulière. Ces derniers,
multimillionnaires, chantaient les louanges de leur employée
modèle pendant qu'elle siphonnait tranquillement leurs comptes
privés. Le manège a duré plus de deux ans. Jugée en mai dernier,
Joyti a écopé de sept ans de réclusion. L'affaire a plongé le
petit monde de la City dans la consternation et fait les choux
gras des journaux britanniques, qui fustigent l'arrogance des
golden boys, trop riches pour surveiller leur argent. Et saluent
le culot de la secrétaire comme on le ferait d'un exploit
sportif - «Décernez-lui une médaille», a même osé titrer The
Guardian. La «reine des escrocs» n'a jamais cessé de clamer son
innocence. Elle affirme que cet argent lui a été offert en toute
connaissance de cause, notamment pour acheter sa discrétion:
elle aurait découvert que son dernier patron entretenait une
liaison extraconjugale...
Tous les acteurs de cette incroyable sitcom financière sont
aujourd'hui aux abonnés absents: grugés et honteux, les
banquiers se refusent à tout commentaire, Joyti est embastillée
et son mari, en liberté sous caution, se terre dans la maison
aux volets rouges. «Allez-vous-en, je n'ai pas le droit de vous
parler», grommelle Anthony De-Laurey derrière la porte
entrebâillée. Barbe et lunettes noires, le quinquagénaire
ressemble à Robert De Niro dans un film de mafiosi. Cet ancien
policier, accusé de complicité, a perdu son emploi dans une
filiale de la Lloyds et prétend avoir été berné par sa femme.
«Elle m'a dit qu'elle avait touché une grosse prime quand
Goldman Sachs a été introduit en Bourse, en 2001: je lui faisais
simplement confiance.»
Au siège londonien de Goldman Sachs, un immeuble Art déco
flanqué d'une grande horloge qui domine Fleet Street, l'ancienne
rue des journaux au cœur de la City, la simple évocation du nom
de De-Laurey provoque des moues agacées. «C'est un incident
regrettable, extrêmement regrettable», répète Simon Eaton, le
porte-parole de la firme. La coupable a été jugée, pourquoi
voulez-vous revenir là-dessus?» Officiellement, la banque n'est
plus concernée, les trois victimes ayant démissionné depuis
plusieurs mois. «Rien à voir avec l'escroquerie, précise le
chargé de communication. Ils avaient prévu de le faire bien
avant.» L'affaire s'est révélée désastreuse pour l'image de la
vénérable institution financière, d'autant plus que c'est la
seconde fois cette année que ses employés se retrouvent devant
un tribunal: un ancien économiste du siège américain, John
Yougdall, a été condamné, le 10 avril à New York, pour délit
d'initié.
La banque d'affaires américaine, qui emploie 20 000 personnes
dans le monde et réalise un bénéfice annuel de 3 milliards de
dollars - l'équivalent du budget de la Tanzanie - est réputée
pour sa culture du secret et de la performance poussée au
paroxysme. Chaque salarié signe, le jour de l'embauche, une
déclaration dans laquelle il s'engage à ne jamais parler en
public, ni en famille, des plus petits détails de sa vie de
bureau. Ici, on travaille sept jours sur sept, dimanche compris,
souvent jusqu'au milieu de la nuit, et la semaine peut compter
cent heures. Les cadres de Goldman Sachs passent un accord
faustien avec la firme à laquelle ils se dévouent corps et âme,
dans l'espoir de devenir millionnaires et de se retirer avant
l'âge de 50 ans. Les affaires privées n'ont pas leur place dans
cet univers impitoyable où aucune incartade n'est tolérée -
plusieurs employés ont été licenciés pour avoir eu des relations
extraconjugales avec des collègues. On mesure l'incroyable culot
dont a fait preuve la secrétaire pour monter sa petite affaire
dans un tel contexte. Une véritable artiste de la finance en
effet.
Elle décroche en 1998 un emploi de secrétaire intérimaire chez
Goldman Sachs
Joyti De-Laurey, 35 ans, une jeune femme replète au regard de
braise, a été élevée par sa mère, médecin divorcée d'origine
indienne, dans une banlieue populaire du nord de Londres. Après
avoir commencé à travailler comme vendeuse dans une boutique de
sandwichs, elle décroche en 1998 un emploi de secrétaire
intérimaire chez Goldman Sachs. Très appréciée, elle finit par
se faire embaucher à plein-temps comme assistante d'un couple de
directeurs financiers de l'entreprise, Jennifer Moses et son
mari Ron Beller. Discrète et disponible, Joyti gagne peu à peu
leur confiance et finit par s'occuper des moindres détails de
leur vie quotidienne: elle gère leur agenda, organise leurs
voyages d'affaires, règle leurs factures, porte leurs vêtements
au pressing et prend les rendez-vous avec la baby-sitter. De
nationalité américaine, les deux banquiers jouissent d'une
confortable fortune qu'ils n'ont pas le temps de gérer: Goldman
Sachs dispose d'un service spécialisé dans la gestion des
finances personnelles de ses employés, auquel Joyti transmet
régulièrement des chèques et les ordres de virement. A force de
pointer leurs dépenses somptuaires sur les relevés de banque (le
couple achète pour 20 000 euros de bouteilles de vin chaque
année et organise des réceptions à 100 000 euros), la jeune
femme rêve de vivre leur vie de patachon. Et décide de s'en
donner les moyens.
En juin 2000, elle rédige à son nom un chèque de 6 000 euros,
tiré sur le compte de Ron Beller, en imitant sa signature. Puis
récidive pratiquement tous les mois, en augmentant les montants
qui passent bientôt à cinq, puis à six chiffres. Elle intercepte
aussi des ordres de virement par fax transmis par ses
employeurs, auxquels elle ajoute des lignes de crédit
supplémentaires. En l'espace de dix-huit mois, elle a ainsi
ponctionné plus de 1,5 million d'euros aux époux Beller qui,
semble-t-il, nullement incommodés par ce trou dans leurs
finances, n'y voient que du feu. Leur confiance dans leur
employée est telle qu'ils acceptent même de lui prêter 60 000
euros sans intérêts, alors qu'elle prétend être dans le besoin.
Elle les remboursera rubis sur l'ongle... avec l'argent qu'elle
leur a soutiré!
En octobre 2001, Joyti change d'affectation. Chaudement
recommandée par les Beller, elle passe au service du codirecteur
de la branche télécoms de la banque, Scott Mead. Cet Américain
richissime, spécialiste des OPA, est connu dans toute la
profession pour avoir organisé en 2000 la prise de contrôle du
groupe allemand Mannesmann par le géant de la téléphonie
Vodafone. Un contrat de 172 milliards de dollars, la plus grosse
OPA jamais lancée au XXe siècle. Intéressé aux bénéfices, Mead
touche quelque 10 à 20 millions d'euros par an et fait partie
des «trustees» de Goldman Sachs, où il a investi une partie de
sa fortune personnelle, évaluée à plus de 150 millions de
dollars. Guère impressionnée par sa réputation de «killer», la
secrétaire reprend, avec entrain, ses opérations de détournement
sur les comptes de son nouveau boss, cette fois à grande
échelle. Alors que le banquier s'apprête à acquérir un nouvel
appartement à New York pour compléter sa collection de
résidences des deux côtés de l'Atlantique, elle profite de la
transaction pour ajouter un petit bonus de 3,4 millions d'euros
à son profit sur l'ordre de virement. Qui passera comme une
lettre à la poste.
Hélas, elle manque de temps pour profiter de son magot. Qu'à
cela ne tienne. Elle prétend qu'elle est atteinte d'un cancer au
stade avancé et qu'elle doit se faire opérer aux Etats-Unis.
Mead, bouleversé, lui accorde généreusement deux semaines,
qu'elle passe à se prélasser dans un 5-étoiles de Beverly Hills.
Grisée par cet argent facile, la jeune femme ne sait plus où
donner de la tête pour le dépenser. Elle court les grands
bijoutiers où elle rafle 500 000 euros de montres et de
colliers, claque 40 000 euros pour rénover sa salle de bains,
emmène la famille en vacances en première classe dans des
palaces à Rome, Goa, Eurodisney ou Monaco, achète une maison à
sa mère, un appartement à son frère et une voiture à son
beau-fils. Tombée amoureuse de Chypre où elle se rend
pratiquement tous les mois, elle y acquiert en mars 2002 une
propriété de 1,2 million d'euros, avec piscine et plage privée.
Le mari n'est pas oublié: Joyti lui a offert trois énormes motos
- deux Honda Goldwing et une Harley-Davidson à 25 000 euros
pièce - et finance sa nouvelle lubie: il s'est mis en tête de
passer un brevet de pilote d'hélicoptère. Joyti avait même
commandé deux somptueux cadeaux pour les 50 ans d'Anthony: une
Aston Martin V12 à 150 000 euros ainsi qu'un bateau de
plaisance. Mais la fête sera gâchée: elle est arrêtée quelques
jours avant l'anniversaire.
En dix-huit mois, elle a ainsi ponctionné plus de 1,5 million
d'euros aux époux Beller qui n'y ont vu que du feu, nullement
incommodés par ce trou dans leurs finances
En avril 2002, Scott Mead souhaite faire un don de 2 millions de
dollars à l'université de Harvard. Et découvre alors,
interloqué, que ses comptes sont plombés par une série de
virements au profit d'un client inconnu de la Banque de Chypre.
Il finit par faire le lien avec sa secrétaire, qui lui a annoncé
quelques semaines auparavant qu'elle allait quitter Goldman
Sachs et s'installer dans l'île méditerranéenne. Elle disait
avoir reçu une proposition alléchante pour un poste d'assistante
auprès de l'archevêque de Nicosie. Joyti avait effectivement
l'intention de se retirer à Chypre, persuadée qu'il n'y existait
pas de traité d'extradition avec l'Europe - ce qui est vrai dans
le secteur nord contrôlé par les Turcs, mais pas dans la partie
grecque, où elle avait acheté sa villa.
Confondue par son patron, à qui elle a prélevé 4,5 millions
d'euros en l'espace de six mois, la jeune femme décide d'essayer
une autre tactique pour protéger ses investissements. Elle lui
laisse entendre qu'elle a intercepté des lettres très
personnelles et plutôt compromettantes, dont la diffusion
pourrait certainement lui être préjudiciable. Scott Mead
entretient en effet une liaison avec une juriste travaillant
dans un cabinet d'avocats conseillant, notamment, les dirigeants
de la firme Mannesmann. Lors du procès en mai 2004, le banquier
américain, père de 5 enfants, jurera que cette liaison passagère
était encore platonique à l'époque où il s'est occupé du rachat
du groupe allemand par Vodafone. «Nous sommes tous humains. Au
XXIe siècle, ce genre de choses arrive», a-t-il expliqué avec
embarras devant le juge. Depuis quand la secrétaire le
faisait-elle chanter? Mystère.
Le 2 mai 2002, les policiers font discrètement irruption au
siège de Goldman Sachs et embarquent l'escroc. En
perquisitionnant sa maison, ils tombent sur un cahier d'écolier
où elle a rédigé d'étranges prières adressées à Dieu: «S'il te
plaît, protège-moi. J'ai encore 40 à mettre de côté et j'en
aurai fini avec GS [Goldman Sachs]. Je t'en prie, fais en sorte
qu'ils ne découvrent pas Tasha» (le nom d'emprunt sous lequel
elle a ouvert un compte bancaire).
Après avoir signé des aveux, la jeune femme s'est rétractée et a
refusé de plaider coupable. «Son attitude n'a rien
d'opportuniste, affirme Steven Barker, l'un de ses trois
avocats. Je n'ai jamais vu quelqu'un protester de sa bonne foi
avec autant de conviction. Je suis sincèrement convaincu qu'elle
se croyait autorisée à prendre cet argent.» Les défenseurs n'ont
pas pris de gants lors du procès pour pointer l'inconséquence
des employeurs de Joyti, leur richesse absurde et leur absence
de scrupules. Scott Mead s'est retrouvé au centre des débats,
bombardé de questions embarrassantes sur sa vie privée et son
patrimoine financier. Certains de ses collègues sont venus
témoigner en sa faveur, mais d'autres l'ont décrit comme un
parvenu individualiste et arrogant, en citant sa devise: «Mieux
vaut être le prédateur que la proie.» Le banquier s'est, lui,
présenté comme la victime innocente d'une perverse mégalomane.
«Je lui faisais une confiance totale, a-t-il déclaré. Je me suis
battu pour lui obtenir une augmentation, je lui envoyais même
des fleurs à l'occasion de la Journée des secrétaires. J'ai
découvert que c'est justement ce jour-là qu'elle m'a volé la
plus grosse somme d'argent.»
Elle lui laisse entendre qu'elle a intercepté des lettres très
personnelles et plutôt compromettantes
Le golden boy, cloué au pilori comme le héros du Bûcher des
vanités, le roman de Tom Wolfe, ne veut plus aujourd'hui
entendre parler de cette pénible histoire. Il a confié à une
agence de publicité spécialisée dans la «gestion de notoriété»,
Brown Lloyds James, le soin de répondre aux questions des
journalistes. «Mon client s'est retrouvé en position d'accusé
alors qu'il était la victime, tout simplement parce qu'il est
riche, américain et travaille à la City, explique Moira Whittle,
la responsable de l'agence. S'il ne surveillait pas ses comptes
en banque, c'est parce qu'il travaillait soixante-dix heures par
semaine. Quant à l'avocate avec qui il a eu une liaison, elle
n'a jamais exercé de près ou de loin pour le compte de
Mannesmann.»
Scott Mead n'a en tout cas rien perdu dans cette affaire, si ce
n'est sa réputation: Goldman Sachs a décidé de prendre
intégralement en charge les frasques de sa secrétaire et lui a
remboursé les 4,5 millions d'euros volés. Le golden boy, qui a
touché une prime de 90 millions de dollars en 1999 à l'occasion
de l'introduction de la banque en Bourse, a quitté ses bureaux
de Fleet Street en juin 2003 pour prendre sa retraite, à 49 ans.
Depuis, il se consacre à de vagues activités de consultant et
parle de se lancer dans la politique - il entretient notamment
des relations étroites avec des républicains proches de George
Bush. Pour couper court à sa réputation de millionnaire égoïste,
il s'assure que ses nombreuses activités philanthropiques dans
le domaine de la santé et de l'éducation ne restent pas
ignorées. Il a créé avec sa femme une fondation privée pour
aider la recherche médicale à l'hôpital londonien de Great
Ormond - où l'un de ses fils a été soigné pour une leucémie - et
financé la construction d'une école primaire dans le quartier de
Notting Hill - fréquentée par deux autres de ses enfants.
Charité bien ordonnée...
Reste un mystère: les enquêteurs ont dressé la liste détaillée
de tous les biens achetés par Joyti, dont une bonne partie a
déjà été récupérée - mais ils ont beau refaire leurs calculs, il
manque toujours 1,3 million d'euros. Avant d'être arrêtée, Joyti
avait effectué un bref voyage en Suisse. Pour y planquer le
magot jusqu'à sa sortie de prison?
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