05
décembre 2001 Paris
On
accède à l'atelier de Jacques de Loustal directement par les quais
du canal Saint-Martin. L'espace y est très grand. D'abord pour lire
et recevoir: un vieux canapé de velours, un non moins vieux fauteuil
en cuir bien râpé, et une table basse sur laquelle s'amoncellent les
revues d'art et de voyages. Et pour mettre à l'aise le visiteur,
Loustal a accroché au mur un nu de femme, très généreux. Plus
discret, un coin bureau abrite son travail : il y a un ordinateur,
un téléphone, une imprimante, et même une mini chambre noire. Au
centre de la pièce inondée de lumière, grâce à une grande verrière,
des chevalets portent les toiles qui, par ailleurs, s'amoncellent ou
ont été disposées çà et là sans souci esthétique particulier. Il y
travaille, les déplace, les retouche. Ce jour justement, il a repris
une série de tableaux. d partir de photos numériques qu'il modifie
sur ordinateur (il simule un mouvement de la nuque, déplace les
regards, épaissit des lèvres), Loustal imagine le remodelage d'un
portrait : « Je n'étais pas satisfait, je m'étais dit que je me
remettrais à l'ouvrage ; en fait, je cherche à donner à ces femmes
une attitude qui s'intègre mieux à l'atmosphère et à l'émotion des
paysages que je peins actuellement, comme ceux que j'ai exposés à la
Galerie Desbois ». Long travail préalable donc, par tâtonnements,
qui nécessite de pouvoir tourner autour du chevalet, de prendre du
recul, d'afficher haut les toiles sur le mur, de comparer. La table
à couleurs est toujours prête. Jacques de Loustal est un artiste
vraiment prolifique. Auteur de bande dessinée (Coeur de sable, Kid
Congo, Un jeune homme romantique, Barney et la note bleue, Les
Frères Adamhoff, Mémoire avec dames), il a collaboré avec les
scénaristes Philippe Paringaux, Jérôme Charyn, Jean-Luc Fromental.
Il a illustré des dizaines d'ouvrages, dont les beaux textes de
Pierre Mac Orlan (Sous la lumière froide), et de jean Coatelem
(Cinquante mille dinars, jolie mer de Chine). A le voir se déplacer,
avec élégance, douceur, s'arrêtant pour critiquer une toile, brandir
un ekta, ou sortir d'une armoire des centaines de dessins qu'il
feuillette avec un certain détachement, on pourrait le confondre
avec un galeriste un peu désabusé qui commenterait les oeuvres d'un
autre artiste que lui : « Là, j'ai juste fait ça pour une pub ; ça,
c'est pas mal, celuilà j'aime bien ». Pas du tout, Jacques de
Loustal est tout simplement un esthète, dans la vie comme dans
l'exercice de son art.
Loustal
-
Vous êtes extrêmement prolixe. On vous voit partout...
- Tout
est relatif. C'est lié au fait que je travaille l'image au sens
large. Tout ce qui concerne le visuel et l'image m'attire. Et ce
depuis toujours. Je fais des photos, des films, des dessins, des
peintures. En résumé, je suis quelqu'un de très visuel.
-
Sans jouer au psy, ça remonte à votre enfance ?
-
L'envie de dessiner se développe chez des enfants un peu isolés. Et
c'était mon cas. Je suis le petit dernier d'une famille de cinq
enfants et le plus proche de mes frères a sept ans de plus que moi.
Malgré tout, je pense que tous les enfants dessinent.
Il y a
un moment où certains arrêtent, moi j'ai continué parce que je
dévorais les aventures de Lucky Luke, Astérix, Tintin. J'avais mon
petit succès à l'école en dessinant les Dalton et des grandes scènes
de batailles. A un moment donné, il me semble avoir arrêté de
dessiner, sans doute préoccupé par mes études et d'autres
activités.
-
Vous avez choisi, tout de même, une filière où le dessin est
l'activité principale !
- Bac
en poche, en 1973, je suis rentré aux Beaux Arts, en architecture,
et là, je me suis remis à dessiner. A cette époque, sortaient les
premiers numéros de Métal Hurlant. C'étaient de véritables chocs, le
numéro 1, Moëbius, Druillet, cette liberté dans le dessin... J'ai
commencé par rendre visite à quelques journaux, dont Rock & Folk.
Mon idée de départ n'était pas vraiment de faire de la bande
dessinée, mais plutôt des images légendées. Mais à l'époque, ce qui
se passait dans la bande dessinée était tellement excitant que j'ai
finalement été amené à en faire, notamment par les connexions Rock &
Folk, Métal Hurlant... Ce que je faisais au début n'était pas très
codifié, contrairement à mes collègues comme Chaland, Ted Benoit,
Serge Clerc, Floc'h. Ils travaillaient déjà en référence à la bande
dessinée. Moi, je tirais mes influences de la photo, du cinéma, de
la peinture. D'où cette recherche de style dans mes premiers albums.
-
D'ailleurs, vous n'avez pas fait beaucoup d'albums de BD ?
-
Enfin, une dizaine. Mais aussi des livres de dessins, de peintures
et des ouvrages à tirages limités.
-
Compte tenu de la grande diversité de votre travail, allez-vous
encore vous investir dans la bande dessinée ?
- En
fait, je suis incapable d'enchaîner les albums sans respiration.
J'attends environ une ou deux années avant de commencer un autre
album. L'écriture d'une bande dessinée est un travail très
contraignant. Il faut y consacrer au moins un an. En plus, comme je
ne produis pas des albums ponctuant une même série, je dois, à
chaque fois, retrouver l'énergie de créer une histoire originale
avec des nouveaux personnages et de nouveaux univers.
Je
suis à un stade où je ne veux plus faire de la bande dessinée pour
faire de la bande dessinée. Il me faut trouver une histoire
emballante. Au début, l'idée euphorique d'aligner des cases, c'est
excitant, de se voir publier, c'est encore mieux. Après vingt années
passées à dessiner, j'ai besoin, aujourd'hui, de me surprendre. En
bande dessinée, c'est surtout dans la forme narrative que s'exprime
la créativité, plutôt que dans le graphisme. Dans l'illustration et
la peinture, j'ai plus de liberté graphique.
- La
peinture, c'est, pour vous, l'autre visage de la liberté ?
-
Essentiellement. Je n'exécute jamais une toile sur commande. Je n'ai
aucune contrainte. Je suis libre d'aller où je veux et je ne sais
jamais où je vais. De ce fait, je m'impose un minimum de
contraintes, comme travailler sur une série, sur des sujets précis,
des formats constants. Je travaille dans toutes les tailles et
j'aime utiliser des matériaux différents. J'ai ainsi l'impression
d'ouvrir des portes sur des champs d'action à explorer. Le rapport à
l'image en est très différent.
«
Loustal a une manière singulière de s'approprier le réel. » (Jacques
Ferrandez)
-
Vous avez l'air d'éprouver une certaine jouissance et une
tranquillité dans le travail...
- Je
suis conscient de la chance de pouvoir vivre en exerçant ce métier
qui, au départ, est de l'ordre de la passion. Je dis toujours que si
je n'avais pas à gagner ma vie, finalement, je ferais à peu près la
même chose, mais en amateur. L'art naît de la contrainte et de la
commande, les délais me conduisent à résoudre des problèmes qui
finalement enrichissent mon travail.
-
Peut-on dire que vous êtes un épicurien du pinceau ?
-Sans
aucun doute. Il y a une relation entre la qualité de mon travail et
le plaisir que j'éprouve à le faire. C'est pourquoi, maintenant, je
refuse tout ce qui ne m'inspire pas au départ, qui aboutirait à
quelque chose de laborieux.
-
Donc vous n'êtes pas encore prêt à troquer la bonne odeur de la
peinture à l'huile contre l'ordinateur ?
-
L'ordinateur offre d'incroyables possibilités. C'est un nouvel outil
graphique, on ne peut pas passer à côté. J'ai réalisé, d'ailleurs,
toutes les couleurs de l'album Ce qu'il attendait d'elle sur
Photoshop. Je venais juste de suivre une formation et je voulais
mettre en pratique toutes ces nouvelles connaissances. C'est comme
une nouvelle boîte de crayons de couleur. Mais même si je l'utilise
pour les sérigraphies et quelques commandes en presse, l'ordinateur
n'a pas pris le pas sur mon travail habituel. L'aquarelle prend
moins de temps. Je préfère le côté artisanal relevant d'une pratique
et d'une expérience.
-
Vous avez une autre expérience dans l'art de représenter l'image, ce
sont les photos. Sont-elles pour vous des outils de documentation ou
une véritable activité de passion ?
- J'en
ai toujours fait. J'ai eu mes premiers contacts avec Rock & Folk en
leur apportant des photos d'atmosphère que j'avais prises à
Londres. Ça n'a pas vraiment marché. C'est comme ça que j'ai
commencé à dessiner d'après mes propres clichés.
-
Vous procédez comme ça, maintenant ?
- La
photo est restée un outil de travail associé à une passion.
Aujourd'hui, je fais de grands panoramiques, en assemblant des
photos pour rendre compte de l'espace d'un paysage. Je réalise aussi
des films en caméra numérique dont j'extrais des petits photogrammes
que je classe dans des carnets. J'ai des rituels. Je collectionne
les appareils, même anciens, Je voyage beaucoup, j'engrange des
moissons d'images.
- Les
voyages semblent effectivement faire partie intégrante de votre vie
et de votre temps. Ils sont aussi votre principale source
d'inspiration ?
- J'ai
toujours adoré voyager et toutes les occasions qui se présentent
sont bonnes à prendre ! Que ce soit des voyages personnels, des
expositions, des reportages ou des festivals à l'étranger. J'ai le
goût des cartes, des atlas. Ça doit être de famille. Je fais mienne
cette phrase de Paul Théroux, grand écrivain voyageur : » Ne pas
connaître un paysage justifie le fait d'aller à sa rencontre ».
-
Vous voyagez aussi beaucoup dans votre tête. Vous nous avez avoué
avoir peint des paysages de la Terre de feu, sans y être jamais
encore allé ? - Ce sont des paysages minimalistes, inspirés de
l'idée que je me fais de ces endroits extrêmes. Un jour, je m'y
rendrai et ce sera sûrement différent...
-
Quand vous voyagez, emportez-vous tout l'attirail du parfait globe
trotteur ?
-
J'emmène un maximum de guides, une petite caméra, des appareils
photos et bien sûr, des carnets de croquis.
- Ce
sont ces fameux carnets de voyages où tout respire la gaieté, le
plaisir et la chaleur ?
- Je
comprends qu'on puisse ressentir cette notion de bien être. En
voyage, l'acte de dessiner constitue, pour moi, un réel plaisir qui
prolonge la sensation de bien-être produite par un lieu, une
atmosphère, une situation. J'ai ébauché mes premiers carnets de
voyages dans un petit village de Sicile : un coin de rue, une heure
agréable. J'avais envie de prolonger cette douceur de vivre, le
temps d'un dessin, le temps de m'imprégner de l'ambiance d'un lieu,
un souvenir consigné dans un carnet.
-
Dans votre univers, vous allez plutôt vers le Sud, vers la couleur,
vers le soleil. Pourquoi pas vers le Nord, vers des tons froids ?
- La
pratique du croquis en voyage est plus immédiate dans les pays
chauds et solaires et la plupart des dessins en témoignent. Mais je
suis allé en Norvège, en Islande, en Finlande. C'était presque plus
exotique pour moi que les zones tropicales. Il y avait des paysages
plus extrêmes, qui m'ont beaucoup impressionné. Ce que j'aime bien
dans les zones tropicales, c'est le mélange de l'humain, de
l'architecture, du climat, de la nature.
-
Vous donnez effectivement beaucoup d'importance aux personnages dans
vos dessins. Même si parfois, les visages ont les traits durs, on ne
les imagine pas méchants. En êtes-vous conscient ?
- Non.
Je ne me pose pas la question en ces termes. -. Tout est lié au
plaisir de dessiner. Avant de commencer une bande dessinée, il faut
que j'aie un attachement aux personnages, mais on peut être attaché
à un " méchant " séduisant. Dernièrement, j'ai eu un projet que je
n'ai pas voulu dessiner. Les ' personnages ne m'inspiraient pas. Je
ne me voyais pas vivre pendant un an en leur compagnie!
-
Même si on prend une simple page d'illustration ou une peinture, on
sent l'omniprésence d'une histoire, parfois suggérée avec une pointe
d'humour.
-
J'aime bien les histoires drôles, celles qui fonctionnent avec le
comique des personnages plutôt que les gags proprement dits. J'aime
l'humour de Blutch, celui de Vuillemin aussi. Certains de mes
dessins me font rire, mais peut-être ne font-ils rire que moi!
-
Quels sont les peintres et les auteurs de bande dessinée que vous
aimez bien ?
- Je
préfère les peintres instinctifs et figuratifs. Les peintres du
début du siècle Matisse, Modigliani, Gauguin. Tous les peintres
allemands de " la nouvelle subjectivité ", Beckmann, Gross, Otto
Dix. Et bien sûr, Hopper, Hockney, Balthus, pour l'immobilisme.
J'aime
beaucoup les dessins de Moëbius, Crumb, Muñoz... Je ne peux pas tous
les citer.
- En
tant que passionné d'images, le cinéma ne vous a-t-il jamais attiré
?
-
J'aime bien penser au parallèle qui existe entre le cinéma et la
bande dessinée. Il y a un moment où l'on se pose les mêmes
questions. Le casting, le story-board, comment éclairer, placer la
caméra, comment cadrer, comment rythmer ? Après, chacun retourne
dans son registre. En définitive, je préfère le plaisir et la magie
du dessin. Et en fin de compte, le travail en solitaire me convient
plus que la gestion d'une équipe et des multiples problèmes auxquels
est confronté le cinéaste...
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