FIGARO LITTÉRAIRE


Simenon : le mythe en 7 légendes
Homme de tous les records et de tous les appétits, couvert de livres, de femmes, de
personnages, l'auteur de La Chambre bleue a cultivé sa légende au fil d'une époque qu'il
a traversée en homme pressé. D'un bout à l'autre d'une existence trépidante, l'excès fut
sa mesure. Un siècle après sa naissance, sa vie et son œuvre font figure de mythe.
Sébastien Lapaque
[09 janvier 2003]
80 pages par jour
Au mieux de sa forme, lorsqu'il produisait des fictions populaires à la chaîne, Simenon
pouvait tenir onze heures d'affilée sur sa machine à écrire et produire 80 pages par
jour. Soixante-dix mots minute! A 24 ans, déjà, ce forçat de la Remington jurait pouvoir
écrire 300 lignes dactylographiées en trois quarts d'heure. Sa légende commençait de
naître et on enviait ce garçon qui avait la réputation de dicter un roman par jour. «Un
par trois jours», revendiquait-il, plus modestement. La cadence fut une donnée
essentielle de son économie intime. Quand il eut fini de «gâcher du plâtre» en se faisant
la main sur des romans de genre et qu'il donna ses premiers chefs-d'œuvre (Les
Pitard, Le
Bourgmestre de Furnes, Les Inconnus dans la maison, La Veuve Couderc), il ne perdit
jamais l'habitude d'écrire ses livres d'une traite, sans reprendre son souffle. Il
fallait rester dans le rythme.
La cage de verre

L'idée est venue d'Eugène Merle, journaliste, fondateur de Paris-Soir, qui avait côtoyé
Georges Bernanos au quartier politique de la Santé en 1909: écrire un roman sous les yeux
du public, en trois jours et trois nuits, dans une cage de verre de 6 mètres sur 6
mètres. C'était en 1927.
Georges Simenon avait 24 ans et une brochure publicitaire assurait qu'il avait déjà écrit
«1 000 contes et 60 romans». Quand le projet fut rendu public, la presse se déchaîna,
accusant l'écrivain de s'être transformé en bête de foire. D'après Pierre
Assouline, le
plus complet biographe du maître liégeois, Eugène Merle et Georges Simenon renoncèrent
devant le tollé général. Le romancier lui-même jurait que la «performance» ne s'était
jamais faite. De nombreux mémorialistes ont pourtant assuré avoir vu Simenon écrire un
roman dans une cage, «sous les yeux d'un public époustouflé». Qui croire?
La pipe de Maigret
En quarante-deux ans de carrière (1930–1972), Jules Maigret fut confronté à toutes sortes
d'épreuves. Parmi les plus cruelles, la perte de sa bouffarde, accessoire essentiel de sa
mythologie subtilisée par un petit truand dans La Pipe de Maigret (1947). Sans sa pipe,
Maigret est un homme nu. Au commencement de toute enquête, elle soutient sa réflexion et
sa perception tactile du monde extérieur. «Maigret fumait sa pipe à petites bouffées en
essayant de s'imprégner de tout ce monde qu'il ne connaissait pas la veille et qui venait
de surgir dans sa vie.» (Maigret hésite.) Jean Gabin, Michel Simon, Jean
Morel, Jean
Richard et Bruno Cremer, qui ont successivement incarné Jules Maigret à l'écran, furent
tous dotés de l'indispensable accessoire devenu un emblème sur la couverture des livres
de Simenon et le blason de l'écrivain.
Les 400 livres
Les évaluations les plus folles de l'œuvre de Simenon participent de sa légende. C'est
qu'il a employé de nombreux pseudonymes avant d'afficher son nom en couverture de
Monsieur Gallet, décédé (1931). Même les spécialistes s'avouent incapables d'estimer
exactement le nombre de romans publiés sous des patronymes de fantaisie. Les plus
fréquents furent Christian Brulls, Jean du Perry, Georges Sim, Jacques
Dersonne, Luc
Dorsan, Georges-Martin Georges, Gom Gut, Gaston Vialis... 190 titres parurent entre 1924
et 1931, souvent attribués à ces auteurs chimériques. Ensuite, vinrent plusieurs dizaines
de livres plus sérieux, les «romans de la destinée» et les 103 enquêtes de Jules Maigret,
qui vont de Train de nuit (1930, sous le pseudonyme de Christian Brulls) à Maigret et
Monsieur Charles (1972). Selon Claude Menguy et Pierre Deligny, bibliographes érudits du
maître liégeois, l'œuvre de Simenon compte au total 431 titres.
Les beaux horizons
En Afrique, en Turquie, aux Galapagos, en Polynésie, Simenon ne partit pas simplement en
reportage mais aussi, mais surtout, à «la recherche de l'homme nu». C'est en romancier
qu'il partit vers les beaux horizons, muni d'un carnet à spirales et d'un appareil photo
(1), soucieux d'observer des individus dépouillés de leurs travestissements sociaux.
Travaillant sur le motif, le «capitaine» Simenon embarqua d'abord vers la Belgique, la
Hollande, le cap Nord. Ensuite, vinrent des voyages plus lointains, en quête de
l'histoire immédiate et de la peine des hommes. D'Egypte, du Congo, de Tahiti, il ramena
les reportages rassemblés dans Mes apprentissages (Omnibus) et quelques chefs-d'œuvre,
romans de l'universelle condition humaine tels que Le Coup de Lune, qui se déroule à
Libreville, Quartier nègre, à Panama, et Touriste de bananes, dans les bas-fonds de
Papeete.
Les 10 000 femmes

Homme de tous les records, Georges Simenon, marié à 19 ans, fut très vite dévoré
d'appétits sensuels. Devenu une célébrité, il se faisait une gloire de ses prouesses
sexuelles, jurant avoir connu plusieurs milliers de partenaires. La légende lui en
attribue 10 000. Amateur de putains rieuses, de bonnes rondelettes et de «coups de fusil»
dans les hôtels, il fut un don Juan impudique, dissimulant à peine sa bigamie lorsqu'il
partagea sa vie entre sa cuisinière et sa seconde épouse. «Nous faisions l'amour tous les
jours, trois fois par jour, avant le petit déjeuner, après la sieste et avant de se
coucher», a rapporté cette dernière. Née Denyse Ouimet, rencontrée en 1945, elle fut sa
secrétaire et sa maîtresse avant de devenir sa seconde épouse et la mère de trois de ses
enfants. Elle a laissé de lui un portrait sans fard. «Il était prolixe en tout: dans sa
manière de parler, d'écrire, de publier, de faire l'amour...»
L'argent

«Gagner le plus d'argent possible en écrivant des livres faciles, puis s'installer et
faire de la littérature»: telle était, à 20 ans, la devise que se donna le jeune Liégeois
venu faire fortune en France. Il ne lui fallut pas longtemps avant de parvenir à ses
fins. En 1933, l'année de son premier contrat chez Gallimard, il promettait à son éditeur
six livres par an en échange d'un à-valoir garanti sur 50 000 exemplaires, avec 10% sur
les 10 000 premiers exemplaires et 12% au-delà. Il faut ajouter les revenus provenant de
ses chroniques, de ses reportages, du cinéma. En 1934, Simenon gagna en tout 717 216
francs.
Les ventes de Simenon ne couvrirent pas toujours ses à-valoir, mais celui-ci resta un
redoutable homme d'affaires. Après guerre, le contrat qu'il signa avec Sven Nielsen pour
les Presses de la Cité lui assura des conditions plus qu'avantageuses : 300 000 francs
d'à-valoir, 15% jusqu'à 20 000 exemplaires, 20% au-delà, l'auteur se réservant la
totalité des droits étrangers et cinématographiques. Du jamais vu dans l'histoire de
l'édition française.
(1) Simenon photographe, de Tristan Bourlard, chez Actes Sud.
En kiosque avec «Le Figaro» : «Le Figaro Littéraire» de ce jeudi est entièrement consacré
à Simenon, à l'occasion de l'année de ses cent ans.

|