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LA MUSIQUE DES
IMAGES
AUTEUR: Tisseron , Serge
TITRE: La BD au pied du mot : Baudoin, Bignon, Bilal, Franquin, Jacobs, Loisel et Le
Tendre, Loustal, Manara, Margerin, Taffin / Serge Tisseron
© EDITEUR: [Paris] : Aubier , 1990, 176 p.,14 cm x 22 cm,ISBN : 2700728270
Loustal dessinerait-il avec
langueur? Dans le monde perpétuellement agité de la B.D., son style fait
en tout cas figure de celui d'un dandy nonchalant. Feignant d'ignorer que
l'illusion du mouvement soit l'une des plus nobles conquêtes de ce genre,
il flâne. Et alors que tant de dessinateurs jouent d'un rythme rapide de
l'action, lui s'étire et paresse. A la différence de la plupart des
mondes de la bande, dessinée, le sien n'est pas pressé parce qu'il se
sait d'avance dénué de tous sens, excepté de celui que lui donnent,
momentanément et pour toujours, une caresse, un regard, un geste... Et
s'il s'accommode si bien du récit au passé, c'est parce qu'il cultive la
seule éternité qu'il nous soit donné de connaître, celle du souvenir.
Ainsi les images qu'il nous propose semblent elles toujours avoir d'abord
sédimentées en mémoire avant de s'aligner comme les moments à demi
fanés d'une promenade nostalgique.

couverture Ted Benoit
Mais ces souvenirs - ces faux souvenirs
bien sûr, travaillés sans aucun doute entre dessinateur et scénariste -
le dessin de Loustal semble ne pouvoir cesser de les caresser. Son crayon
s'attarde sur une larme, un rayon de soleil, un objet, une inscription...
Et ses dessins deviennent les fragments d'une histoire que la pudeur
empêcherait de dévoiler tout entière. Dans leurs interstices le temps
s'engouffre, et leur juxtaposition devient naturellement victime de ces
accidents de la mémoire que sont les condensations, les retours en
arrière, les erreurs de chronologie. Comme un rêveur longtemps penché
à sa fenêtre qui mêlerait le fil de sa rêverie à la description de ce
qu'il a vu, le dessin de Loustal mêle son propre temps à celui des
êtres qu'il croise.
Dans Barney et la note bleue (Loustal
et Paringaux, Barney et la note bleue, Casterman, Bruxelles,
1987.) trois créatures
sont passées sous sa fenêtre: Boris qui aime Pauline; Pauline qui aime
Barney ; Barney qui n'aime que sa musique. Sur ce canevas s'enchaînent
espoirs et déceptions, violences de la solitude et de l'amour, renvoyant
finalement le lecteur à sa propre solitude et à sa propre peau en quête
d'amour.

Tout d'abord, la succession des chapitres
n'obéit pas à un ordre narratif logique. Certains font retour sur le
passé; d'autres fonctionnent comme une parenthèse dans le récit. Les
apartés accentuent encore la confusion. Par exemple, à l'apparition d'un
pianiste qui s'appelle Jo, nous lisons : « vous connaissez Jo, il était
très inquiet ». Comment ne pas éprouver alors l'impression étrange
d'être confondu, dans notre lecture, avec un personnage familier des
héros de l'histoire ? Mais en faisant mine de rapprocher le monde de
l'aventure de celui de notre réalité quotidienne, ce procédé crée
finalement une distance encore plus grande, celle d'une communication qui
n'atteindrait pas son destinataire naturel, mais, par hasard, le lecteur.
De même, dans le fil du récit, la technique de cadrage change
constamment. Le même plan n'est jamais utilisé deux fois de suite, pas
plus que l'on ne voit deux fois le même décor ou la même maison. Enfin,
comme dans les histoires illustrées d'avant-guerre - celles de Christophe
par exemple - textes et dessins sont dans ces aventures constamment
isolés dans deux espaces différents. Pourtant, si Loustal renoue avec ce
genre, ce n'est certes pas pour retourner en arrière, vers Le Sapeur
Camembert ou La famille Fenouillard! C'est que, mieux que tout autre,
il lui permet d'imposer une séparation
radicale entre texte et image. Et cette
séparation renvoit non seulement à la difficulté de communication entre
les protagonistes de l'histoire, mais aussi à celle qui existe entre les
différentes parties de chacun d'entre nous : notre perception du monde,
nos émotions, notre monde intérieur. Ainsi, par exemple, le texte dit :
« la voiture tourne et hoquette », et on voit un homme en train de
téléphoner; ou encore, le texte dit: « oui, oui, dit Boris », et nous
voyons des baigneurs dans une piscine. Quant aux personnages, leurs
regards disparaissent le plus souvent derrière des lunettes noires -
faut-il dire qu'ils s'y cachent ? - Et lorsqu'ils sont visibles, ils ne se
croisent pratiquement jamais. Pas plus d'ailleurs qu'ils ne fixent le
spectateur, exception faite du regard bleu des yeux de Pauline. Mais que
regardent-ils, au juste, ces yeux « bleus » comme la note mythique qui
donne son titre à l'album : est-ce le ciel, Barney, ou encore Pauline
elle-même ? Enfin ces personnages qui ne se regardent pas ne se parlent
pas non plus. La Note bleue pourrait s'intituler, en référence
au personnage de Barney, L'homme qui ne parlait pas. La narration
s'y déroule, exempte de toute bulle, dans un temps qui serait celui de la
rêverie plutôt que celui de l'action.

Alors, comme pour Barney qui porte les
autres avec sa musique et se porte lui-même avec elle - puisque, quand il
se débarrasse de son saxophone, c'est pour mourir -, le spectateur n'est
plus soutenu que par un rythme, par une musique. Musique sonore
peut-être, puisque nous sommes invités à écouter une bande magnétique
en lisant l'aventure, mais surtout musique visuelle, celle qu'impose le
dessin de Loustal : les traces de pas dans le sable, les raies de lumière
projetées sur le mur par les jalousies, les motifs de tissus imprimés,
les dessins des marbres et des carrelages L'extrême attention portée par
Loustal à la qualité de la lumière, à ses tâches et à ses jeux,
résonne comme la tentative désespérée d'accrocher tout de même le
regard à un éclat qui lui réponde lorsque les yeux de celui ou de celle
que nous aimons ne reflète plus rien où nous puissions nous retrouver:
lorsque Pauline qui est avec Boris pense à son amour secret pour Barney;
lorsque Barney, avec Pauline, pense au regard d'une autre femme
rencontrée par hasard, regard « posé sur son dos comme si elle le
touchait » ; lorsque Pauline cache ses larmes, tant avec Boris qu'avec
Barney... Enfin, et là encore comme pour tenter de s'opposer au
désespoir des regards qui glissent l'un sur l'autre sans parvenir à
s'accrocher, cet album s'attache aux petits espaces familiers : table 'de
nuit, objets du quotidien, inscriptions familières, marques, insignes,
enseignes... tout comme aux diverses parties du corps qui permettent de
s'accrocher à un partenaire, voire de le retenir, les mains, les pieds,
la chevelure, les poils... Barney, lorsqu'il rencontre Pauline après une
séparation de plus de cinq ans, dit : « j'aime bien ta chevelure » ; et
quand la seconde femme qu'il rencontre, Josy, l'emmène dans sa chambre,
il ne remarque que « la racine noire de ses cheveux blonds... » Pour les
pieds, bien sûr, ce sont les multiples allusions aux chaussures de
Barney, de couleur marron à son arrivée à Paris, puis blanches et
soignées, entretenues avec de plus en plus de soin tout au long des
années jusqu'à l'achat final de drogue, poudre blanche elle aussi, qu'il
échange contre son saxophone et ses chaussures,

pour en mourir. Quant aux mains, leur
dessin est omniprésent. Cet album est véritablement celui des mains qui
cherchent une prise. Il est exceptionnel d'y voir une main qui ne tienne
rien. Tout, par contre y est tenu ; une paire de lunettes, un sac à.
main, une veste, un paquet de cigarettes, un instrument, de musique - à
commencer bien sûr par le saxophone de Barney - mais aussi un article de
journal, un rasoir, une chaussure, un pot de yaourt ou de confiture, ses
propres chaussures, les mains l'une dans l'autre, une poignet de porte,
etc. - Cet album de la solitude est hanté par le toucher ou
plutôt par le tenir. On
dirait que Pauline se désespère de ne pas pouvoir toucher Barney
entendons le toucher affectivement, c'est-à-dire l'émouvoir - autant que
de ne pas pouvoir le retenir. D'ailleurs, la fameuse « note bleue »,
celle qui donne son titre à l'album, est introduite par une métaphore
empruntée au toucher : « quand l'un d'eux touchait la note bleue, nous
dit le texte, le public devenait fou ». Entendons qu'il était pris par
la musique sans plus pouvoir en échapper, comme « empoigné » par elle.
Enfin, cette note bleue, à son tour,
résonne dans l'album en harmoniques autant visuels que textuels. Il y a
le bleu des yeux bleus de Pauline, le seul personnage qui regarde le
lecteur en face ; le bleu du ciel et de la mer en Espagne ; la piscine
bleue comme des draps bleus où Boris pense à se suicider; la lotion
bleue que Barney se met sur les joues ; les paquets de gauloises bleues,
etc.
Alors que textes et images sont en
permanence disjoints, autour du bleu se tisse une série de résonances,
une espèce de mélodie, peut être une harmonie à l'image de celle qui
règne entre Barney et le musicien noir lorsque chacun à son tour «
touche » la fameuse note. Une espèce de duo parfait et éphémère qui
porte à l'incandes censé la nostalgie de la rencontre totale et de la
dualité effacée dans l' unité. Une nostalgie à vrai dire constamment
nourrie dans cet album par les images du deux, à commencer bien sûr par
les fameuses chaussures de Barney. Des chaussures dont on ne sait jamais
très bien s'il s'agit d'une paire - comme la paire d'amis formée au
début par Barney et Boris, ou par Barney et le musicien noir - ou bien
s'il s'agit d'un couple : comme Barney et Pauline par exemple, ou bien
encore comme celui que forment Pauline avec sa fille, une mère avec son
enfant...
Dans les histoires illustrées
traditionnelles, le texte accompagnait l'image presque comme un grand
frère tient son cadet par la main; dans la bande dessinée classique, il
montait dans l'image pour prendre sa place dans la case au même titre que
les autres éléments de la narration; avec Loustal , il chute en quelque
sorte d'elle pour occuper un espace étranger où il se met à « parler
» l'être plus qu'il n'est parlé par lui. Mais n'en est-il pas toujours
un peu ainsi?
LA MUSIQUE DES IMAGES
p.63 - 71
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