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Loustal: «J'aime bien regarder les heures passer»
Rencontre dans un atelier frisquet, d'où sort pourtant «Kid Congo», avec Jacques de Loustal, voyageur nonchalant aux ambiances tropicales qui ne s'ennuie jamais quand il n'a rien à faire.

Recueilli MATHIEU LINDON
Le 22 janvier 1998

©Libération



LOUSTAL/PARINGAUX
Kid Congo
Casterman, 72pp., 95F.

RAPPEL: LOUSTAL
Carnet de voyages
Seuil, 2 volumes (1981-1989 et 1991-1996), 125F. chaque.

Iy a un romanesque propre à Loustal. Chaque peinture, chaque case de bande dessinée qu'il crée renvoie aussitôt à une atmosphère particulière, faite de lenteur et de nostalgie, perpétuellement évocatrice d'un exotisme familier. Jacques de Loustal est né à Neuilly en 1956. C'est Philippe Paringaux, son scénariste aujourd'hui pour Kid Congo, qui l'introduit à Rock & Folk. Car, comme le cinéma, le rock est partie intégrante de l'univers de Loustal (même si c'est au jazz qu'il doit son plus grand succès, 40 000 exemplaires vendus de Barney et la note bleue, également sur un scénario de Paringaux). Il a déjà fait des albums tout seul et envisage de réaliser lui-même des adaptations (d'Henri Calet ou Simenon, si se règlent les problèmes de droits), mais la passion de Loustal est évidemment l'image.

Kid Congo, qui commence en 1912, raconte l'histoire d'un Noir, amant d'une propriétaire blanche, et qui doit partir pour la France après un meurtre qu'il n'a pas commis. Là, la vie de l'homme et de la femme devient de plus en plus difficile, Kid Congo connaît la misère et la gloire comme boxeur, il subit l'exploitation sexuelle réservée aux Noirs supposés spécialement compétents, la prison, le Front, l'amputation. Le sort de «Maman Rose» n'est guère meilleur. L'album est l'histoire de leur lien. Les Carnets de voyages (le premier volume est une réédition) sont les croquis légendés faits par Loustal durant plus de quinze ans au Maroc, en Crète, en Israël, au Japon, en France, en Angleterre, au Mexique, à l'île Maurice, à Cuba, au Sénégal, en Argentine, au Chili...

Dans son atelier frisquet près du canal de l'Ourcq, Loustal parle rapidement avec cependant une voix aux intonations nonchalantes.

De quel milieu venez-vous? Comment avez-vous commencé?

Mon père était militaire, comme le père de Tardi. Je suis le petit dernier, et de loin. Mon père avait une certaine aisance tout en n'étant pas particulièrement fortuné, il avait une maison de fonction. Il était général d'armée, pas capitaine d'industrie. Il a pris sa retraite quand j'avais 12 ans. Deux de mes frères étaient entrés dans l'armée, heureusement le troisième avait déjà décidé de faire de la sociologie. Moi, j'ai choisi les Beaux-Arts mais comme architecte, ce qui était un compromis entre le milieu artistique et un métier sérieux. J'ai mis huit ans pour faire les six années d'études, entre 1973 et 1981, c'était l'époque où émergeaient, Métal Hurlant, (A suivre), l'Echo des savanes, ça m'a aspiré pour mes études, j'avais besoin d'un sursis pour le service militaire, puis de terminer pour pouvoir faire la coopération au Maroc plutôt que d'aller en caserne. Au Maroc, j'ai aimé le fait de résider à l'étranger, d'avoir du temps, le plaisir de dessiner sans la commande, de travailler sur la couleur. Quand je suis rentré en France en 1983, je ne connaissais plus personne dans l'architecture.

Vous êtes aussi illustrateur et peintre. Quelle est la particularité pour vous de la bande dessinée?

Kid Congo paraît presque cinq ans après mon dernier album chez Casterman. Je n'ai pas de série, donc je dois repartir à zéro à chaque album. Je n'ai pas de personnage tout prêt, ni d'effet série qui fait boule de neige sur les ventes. Un album peut vendre le tiers du précédent. Mais j'ai envie de rester dans la bande dessinée, parfois il y a une dispersion dans l'illustration, dans un travail mercenaire comme la publicité. Parfois je fais six illustrations dans la semaine, j'ai une liste et je raie quand c'est fait. J'ai aussi besoin d'un projet à long terme comme une bande dessinée qui m'occupe une année. J'aime la relation image-texte. Quand je ne fais que peindre, il me manque quelque chose. Il y a un plaisir du texte assez littéraire de Paringaux, avec des mots précis, ciselés. Quand je légende moi-même mes images, j'essaie de mettre une petite musique dans le texte. Mais je ne suis pas un conteur, je suis un visuel. J'aime adapter une histoire.

Pour Kid Congo, j'ai demandé un scénario à Paringaux. Rien ne venait. Je lui ai demandé de regarder dans ses tiroirs. Il ne lui restait que ça, un synopsis de film pour Canal plus qui ne s'était pas fait. L'été 96, j'ai fait l'adaptation, le découpage, sans savoir à quelle distance ça allait m'amener et finalement, quand j'ai supprimé des choses, recollé d'autres et fait des ellipses, je suis arrivé à un format assez normal de 65 planches. J'aimais le côté dramatique, tragique, de l'histoire, sous-tendu par la belle relation entre les deux personnages. J'ai demandé des bulles à Paringaux pour permettre une double lecture. Je voulais qu'il y ait un peu de dialogues à cause du bruit, qu'il y ait un peu de son. Rien d'important n'est dit dans les dialogues mais ça donne une indication sur la façon dont les gens se parlent.

L'ennui vous est-il un sentiment familier?

J'ai un côté contemplatif mais je ne pense pas m'ennuyer souvent. Enfant, j'ai toujours dessiné pour tromper l'ennui, et c'est très facile de se mettre à dessiner, je n'avais pas le temps de m'ennuyer. Je ne m'ennuie jamais sauf quand je fais des activités qui m'ennuient, jamais quand je n'ai rien à faire. J'aime la lenteur du temps, ce que ça dégage, j'aime bien regarder les heures passer. Les Carnets de voyages sont nés de mon désir de contemplation. Regarder, c'est s'imprégner des choses.

Etes-vous d'accord qu'il y a dans votre dessin comme une nostalgie instantanée, contemporaine de ce qu'il montre?

J'ai un problème pour dessiner le quotidien, Paris en 1998 ça ne m'intéresse pas. Je suis spécialisé dans des atmosphères entre années 30 et années 60. J'ai eu un problème avec l'époque de Kid Congo, je voulais le transposer pendant la Seconde Guerre mondiale mais ça ne marchait pas avec les tirailleurs sénégalais et les premiers boxeurs noirs. Ça a été laborieux pour moi de dessiner les toilettes féminines. Les voitures, les chevaux ont été un peu un calvaire. Je me suis aperçu que Tardi a tout ratissé. La guerre des tranchées, c'est un décor unique, minimal, tout le monde avec le même uniforme. Je me suis un peu retrouvé dans la situation de quelqu'un d'autre qui devrait dessiner les Schtroumpfs. En plus, les tranchées, on imagine tout de suite la boue. Là, le sol est gelé, ça fait une guerre un peu proprette. Je n'avais pas l'habitude de dessiner des scènes de bataille, je l'ai fait comme quand je jouais aux petits soldats, gamin, mon dessin est un peu figé. Chez moi, beaucoup passe par les regards plus que par les mouvements. Et j'aime bien mettre en scène des lieux, j'ai aussi un goût pour le bâti, l'urbain, ce n'est pas par hasard que j'ai fait des études d'architecture.

Quelle est pour vous l'importance du voyage?

J'aime bien partir, être dans des villes où je suis complètement étranger. Il y a un plaisir d'être ailleurs, de s'imprégner de nouvelles sensations, ressentir de nouvelles atmosphères. C'est une source d'inspiration. Petit, j'étais fou de cartes, d'atlas. Maintenant, ça me plaît de lire ce truc abstrait, mettre le doigt sur un point en Afrique et que je sache à quoi ça ressemble, ce que ça sent, j'ai besoin de connaître le maximum d'endroits. Je pars dans des îles pour mes vacances et, quand je suis invité à des manifestations d'auteurs à l'étranger, j'essaie toujours de prolonger mon séjour, que ce soit en Roumanie ou à Beyrouth. Quand je suis en Crète, je pense à la Libye, que les vagues de l'océan Indien arrivent du pôle Sud pour moi c'est important. J'ai une vision globale. J'ai eu la chance d'aller au Japon par temps découvert, l'avion survolait la Sibérie et voir tout le globe défiler me fascinait. Ça fait partie de mon appétit visuel, je souhaite emmagasiner le maximum d'images. Dans une ville étrangère, chaque coin de rue, chaque bar sont nouveaux, les gens ne parlent pas pareil, ne boivent pas la même chose. Paris est une belle ville, j'habite près de l'eau, d'un canal, c'est joli, mais je ne ferai jamais de dessins d'ici.

Quel est le lien dans votre travail entre peinture et bande dessinée?

L'an passé, j'ai énormément peint. La peinture, avec ses techniques, formats, matériaux, peut me reposer du côté fastidieux de la bande dessinée. Après des années, ce qui me pèse dans la bande dessinée est de dessiner pareil du début à la fin, le même personnage avec la même technique et les mêmes outils pendant un an. La peinture est un ballon d'oxygène qui nourrit ensuite la bande dessinée, ma peinture vient de la bande dessinée, il n'y a pas rupture, ce sont des allers-retours. Je peins avec de gros pinceaux, des couleurs opaques qui me changent de l'aquarelle. Quelquefois, on me dit que mes cases de BD sont de petits tableaux, et quelquefois que mes peintures sont de grandes illustrations.

Je ne peins jamais sur commande. Je ne sais pas où je vais quand je commence une toile alors qu'une bande dessinée, une fois que le story-board est fait, je sais exactement à quoi ça va ressembler. Le plus douloureux dans la peinture est que quelquefois ça ne marche pas. La bande dessinée, on y est installé, on arrive le matin en se disant: «Bon, je suis page combien? Encore trois pages cette semaine.» Je n'ai pas l'impression de faire le même métier que quelqu'un comme par exemple Vance [dessinateur, entre autres, de XIII et Bruno Brazil, ndlr] qui aligne les séries. Ce serait comme un travail de fonctionnaire pour moi. Ce que j'envie chez ces auteurs qui vendent au moins dix fois plus que moi, c'est le plaisir qu'ils apportent aux enfants, je me rappelle comment j'attendais le prochain Lucky Luke, le prochain Buck Danny. Les enfants sont vraiment impatients, il doit y avoir une vraie satisfaction, profonde, à faire tant plaisir, et je ne la connaîtrai jamais.

 

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