Le jazz et la bande dessinée (avec le cinéma) sont des arts du 20e siècle : arts «neufs» emblématiques de l'espace culturel de notre temps. Bien au- delà des cercles, limités, d'initiés, de collectionneurs et de passionnés, les valeurs, clichés qui y sont associés et caractéristiques basiques du jazz et de la BD « imprègnent » fortement le monde d'aujourd'hui. Jazz et BD ont été historiquement victimes d'un même préjugé : dans la hiérarchie pyramidale des beaux-arts, les jugements académiques les ont longtemps placés plus près du trottoir que du ciel. Longuement perçus comme des infra (ou sous) cultures (« musique de sauvages écoutée par des dégénérés » pour le jazz ; « distraction débile à l'usage des cancres » pour la BD), l'idiome jazziste et la narration figurée sont (quasi) unanimement considérés désormais (le jazz depuis les années 50, la BD depuis les années 80) comme des arts créatifs majeurs. Leurs processus de légitimation culturelle ont donné lieu à des virages radicaux dans les jugements dominants. Revirements particulièrement spectacu-, laires chez les pédagogues à propos de la BD. Longtemps diabolisée (lire un « illustré » à l'école donnait lieu à sanction dans les années 30 à 60), la « figuration narrative » (expression nettement plus valorisante aux yeux des bédéphiles que le populaire « lire des petits mickeys ») a été canonisée par le président Mitterrand et son ministre de la Culture au milieu des années 80 lors de la dixième édition du très populaire et très médiatique salon d'Angoulême. Depuis, peu d'enseignants (mais ils campent solidement sur leurs positions toujours fort négatives) résistent à la BD en général et, en particulier, à ses usages pédagogiques. Le couple jazz et BD est la moins connue des nombreuses associations de cet idiome musical avec d'autres formes d'expres- sion : cinéma, poésie, romans, arts graphiques... On ne se risquera pas, ici, à ébaucher d’improbables réponses à quelques questions que peut poser cette « union » : mariage de raison, couple «à problèmes », amours ancillaires ? Mais nous n' occulterons pas une autre question qui paraît plus essentielle : la BD -est-elle littérature ? Moyen d'expression contradictoire et paradoxal (récit en images avec textes), la BD relève, selon nous, de la littérature car elle est écriture et usage esthétique du langage. Elle est souvent classée, ultime coup de pied de l'âne des défenseurs de la « grande » littérature, dans les paralittératures (à côté de). Volonté claire, émanant des académismes variés, de la différencier de la littérature établie en en faisant une sorte de littérature parallèle (avec le polar et la science-fiction). Le jazz, même « reconnu », est toujours victime des mêmes types de discrimination (par rapport à la dite « grande » musique). Conceptuellement genre littéraire, il ne faut pas pour autant confondre LA bande dessinée (le concept justement) et LES : bandes dessinées (les créations objectives de la BD, i.e. les produits, les productions de la BD). A partir des caractéristiques du genre BD, aux contours relativement bien définis mais pas absolus (quelques éléments sont majoritairement constitutifs : suite de cases formant planches avec dessins et bulles – ou phylactères - contenant le texte), tout est possible : les BD « i concrètes » (les albums) peuvent être extraordinairement variées (bâclées ou soignées ; luxueuses ou bon marché ; créatives ou « routinières » ; de gare ou pour intellos ; érotiques ou pornos ; vulgaires ou raffinées ; policières, comiques, d'aventures... ; historiques ; pédagogiques ; publicitaires ; destinées à la « com » insti- . tutionnelle ou « privée » ; pour enfants, adolescents ou adultes ; réalistes ou sur- réalistes...). Le pire comme le meilleur... Il n'y a pas une mais des BD... Des BD fondamentalement variées dans leurs conceptions, leurs ambitions, leurs lectorats. Toutes ces remarques peuvent être transposées à l'analyse du jazz et des jazz (du jazz musique d'ascenseur, produit au kilomètre, aux chefs-d'æuvre des grands improvisateurs). L'interface musique afro-américaine/littératures graphiques (la volonté de limiter les répétitions nous amène à user de nombreux « synonymes »... ils sont légion pour la BD) « fonctionne » principalement sur trois registres : didactique, romanesque et décoratif. L'histoire du jazz (de ses styles, de ses stars...) a fréquemment servi de base à des récits en images à but « informatif » (souvent courts, naïfs et approximatifs basés sur l'imagerie dominante du jazz : en quelques cases un jeune Noir, délinquant de préférence, devient de manière quasi magique, sans problème apparent, super-star mondiale adulée par tous, modestes ou puissants). Les anecdotes tragiques ou truculentes de la vie des jazzmen constituent, il est vrai, un matériau de choix pour les dessinateurs et les scénaristes. Des bandes de ce type parurent dans la revue Jazz Hot au début des années 50 (signées Clym Gérard, elles évoquaient la vie de Louis Armstrong et de Fats Waller) et dans les hebdomadaires Tintin, Pilote et Spirou (années 60). Cette formule est beaucoup moins utilisée depuis. Renouvellement et enrichissement du genre à la fin des années 80 : Jazz Cartoon (Art Moderne) de Philippe Koechlin, Filips, Artur, Patrice Narès et Alain Leroi (vingt-trois portraits, libres et subjectifs, de jazzmen, qui plus est mis en musique, l'ouvrage étant livré avec un CD d'Ornicar Big Band), Billie Holiday, @uvre majeure de José Munoz et Carlos Sampayo, préfacée par Francis Marmande (Casterman) et le remarquable Thelonious Monk (Points Image) de Louis Joos (dessinateur belge peu connu mais qui est un des rares auteurs de « littérature en estampes » ayant su traduire, sans abuser des clichés habituels, la « vraie » vie des jazzmen, modestes ou célèbres).
La veine romanesque est plus féconde et produit, depuis le milieu des années 70, des œuvres originales : les « littératures d'expression graphique » trouvant dans les vécus (et aussi dans les clichés) jazzistes une abondante source de récits (parfois, comme dans le registre précédent, à orientation didactique)... Chez Futuropolis (Etienne Robial, le fondateur de cette maison d'édition, aujourd'hui disparue - mais les titres sont toujours diffusés par Gallimard - est un jazzfan du premier cercle), That's life de Robert Crumb, Saxo Cool et Musique de nuit de Louis Joos, Crève cour de Götting, Nostalgia in Time Square de : Jacques Ferrandez et Patrick Raynal (actuel directeur de la Série Noire, collectionneur qui aime à flirter fréquemment avec les climats jazzy, plusieurs titres ont * même donné lieu à des versions illustrées par des grands de la BD); chez Dargaud, L'homme de Harlem de Guido Crépax, Sixties Nostalgies de Jean Vern et Pierre Christin ; chez Casterman, Barney et la note bleue de Jacques Loustal et Philippe Paringaux, Bayou Joey et Peines perdues de Chauzy-Matz ; Blues by night de Filips (Art Moderne) ; Jazz Funnies de Hunt Emerson (Knockabout), représentent en des styles variés les albums majeurs de ce courant.
Barney et la note bleue a connu, à la fin des années 80, un vrai succès d'édition. Album culte, qui déconcerte les amateurs de BD traditionnelles (aquarelles ni vraiment réalistes, ni ligne claire... avec le texte en dessous des images - pas de bulles), accompagné d'une BO de Barney Wilen (CD toujours disponible sous le même intitulé que l'album BD), jazzman dont la carrière (complexe et romanesque à souhait) et le look (très fifties) ont inspiré, en partie (Wilen est toujours bien vivant, le héros du récit meurt à la fin...) les auteurs de la BD.
« En quelques cases, un jeune Noir, délinquant de préférence, devient de manière quasi magique, sans problème apparent, super-star mondiale adulée par tous, modestes on puissants... »
Travail brillant, destiné aux enfants, Little Lou de Jean Claverie, préfacé par Memphis Slim (Gallimard); plus proche cependant de la nouvelle illustrée que de la BD. Dans la même veine mais pour les ados, Le roi du jazz d'Alain Gerber (collection Je bouquine), illustré par Loustal (dessinateur-illustrateur, pas spécialement jazzfan mais passionné par les climats et atmosphères jazz des années 50-60). De nombreux dessinateurs utilisent aussi le jazz comme décor (souvent de manière artificielle). Ils « sèment » au fil de leurs planches des éléments (humains ou matériels) « jazzy » : boîtes de nuit, concerts, groupies, musiciens, instruments (le saxóphone, par exemple, apparaît souvent dans les BD des années 80, souvent comme un cheveu sur la soupe et parfois dans un mépris total de la fragilité de ce bel instrument : héros un peu « baba » se promenant à travers le monde avec son sax en bandoulière... sans étui !). Warn's et Raives dans Etrange fruit évoquent, en quelques cases seulement, le climat politico-social et musical du sud des Etats Unis et le passage de Billie Holiday (inoubliable interprète du poignant Strange Fruit) au Carnegie Hall de New York en 1942. Alack Sinner, le privé des romans graphiques de Munoz et Sampayo comme Johnny Staccato, détective et pianiste, dans le Waldo's Bar de Blutch fréquentent les cabarets et les bars musicaux (dont l'atmosphère est bien restituée) et le héros de Lüger et paix de Jean-Claude Claeys rencontre de nombreux jazzmen des années 40 et 50. Le développement spectaculaire de la bande dessinée au début des années 80 a. débouché sur la commercialisation de toute une série de produits dits dérivés : badges, cartes postales, lithographies, affiches, porte-folios... créés par des signatures célèbres du monde de la figuration narrative. La thématique jazz y est fortement représentée (pour les lithographies et porte-folios il faut citer les æuvres de Joost Swarte, Ever Meulen, Ted Benoît, Tanino Liberatore, Filips, Jacques Loustal, Jacques Ferrandez, Petit-Roulet, Götting...). Hors du champ BD proprement dit, mais génial graphiste amoureux du jazz : Jean Jacques Sempé et son chef-d'ouvre, Les Musiciens (Denoël). Jazz et BD se rencontrent aussi, assez logiquement et depuis longtemps, sur le principal support de diffusion de cette musique : le disque. Des pochettes ont été illustrées (et maquettées) par des grands de la BD (Crumb, Solé, Liberatore, Hugo Pratt entre autres). On retrouve certaines de ces pochettes dans des ouvrages de compilation comme The Record Cover Collection de Robert Crumb (Oog et Blik, Amsterdam). Enfin, à titre anecdotique, signalons que quelques musiciens de jazz ont fait référence dans les titres de leurs compositions au monde de la BD (Snoopy, Captain Marvel...). Quantitativement, le bilan des rencontres jazz et BD est important (surprenant même lorsque la collecte est exhaustive : cf PS 2). Qualitativement le jugement est plus nuancé. Peu d'oeuvres majeures en définitive. L'aspect « folklorique » (les clichés, prégnants, liés à cette musique) domine. Rares sont les albums menant vraiment au « cæur » du sujet. Le jazz peut-il être enfermé dans des cases ?
PS 1 : en caractères gras, nos ouvrages préférés (en toute subjectivité).
PS 2 : pour en savoir plus, vraiment beaucoup plus : un des plus grands collectionneurs mondiaux sur le thème de cet article, Jacques Bisceglia, a construit un dossier, méticuleux et très large, en trois volets, dans la revue ultra spécialisée Le collectionneur de bandes dessinées. Il s'agit d'un inventaire proprement phénoménal (au volume global impressionnant) de toutes (ou presque : comment, drame du collectionneur, être certain que rien ne vous a échappé ?) les « traces » de jazz dans l'univers de la BD. Travail à la manière des universitaires anglo saxons : quasiment pas d'analyse, des faits.
Le jazz par la bande
JAZZ ACTUEL n 2 Janvier 1996.
Pierre-Henri Ardonceau
Cet article est publié avec la collaboration d'Atlantiques et du Centre régional des lettres d'Aquitaine.