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2004 
L'express n° 2768 semaine du 19 au 25 juillet 2004.


 

l'express n°2768 semaine du 19 au 25 juillet


 

 

L'Express du 19/07/2004
Histoires extraordinaires
Meurtrière pour l'amour de Dieu

de notre envoyé spécial Axel Gyldèn

Cet été, L'Express a choisi de voyager de pays en pays en racontant sept grands faits divers. Thrillers psychologiques, phénomènes sociologiques, polars troublants, romanesques, parfois historiques, qui nous emmènent du Royaume-Uni à l'Espagne, de la Suisse à l'Allemagne et à la France, en passant par les Etats-Unis. Cette semaine: la Suède, où un étrange pasteur et l'une de ses ouailles combattaient Satan avec des moyens expéditifs

Cerné par une forêt de sapins monotone, traversé par l'unique route nationale, Knutby, 1 000 âmes, est le genre de village où l'on ne fait que passer. On s'arrête dans cette commune rurale, à 30 kilomètres de l'aéroport de Stockholm, juste le temps de faire le plein à la station-service - l'un des deux seuls commerces du coin, avec une supérette. Depuis sa fondation, en l'an 1204, ce bled respire l'ennui. Hormis les courses en sac de la fête scolaire, aucun événement remarquable ne s'y était jamais produit, pour le plus grand bonheur de ses habitants. La nuit du 10 janvier 2004 a brisé ce paisible équilibre.


Il fait froid ce soir-là: - 10 degrés et de la neige jusqu'aux mollets. A 3 h 30, Sara Svensson, 27 ans, s'apprête à pénétrer, la peur au ventre, dans une maison qu'elle connaît bien. C'est celle de Helge Fossmo. Depuis trois ans, elle travaille comme baby-sitter chez ce charismatique pasteur de 32 ans. Père de trois enfants, c'est un charmeur qui règne en guide spirituel incontesté sur la petite communauté pentecôtiste de Knutby, forte d'une centaine de fidèles. Repliés sur eux-mêmes, un peu à l'écart du village, ces derniers vivent ensemble, dans un hameau de maisons en bois rouge, typiquement scandinaves. Posée sur une butte, comme celle d'Anthony Perkins dans Psychose, la demeure du pasteur domine celles de ses ouailles. C'est une jolie maison à un étage, non pas rouge comme les autres, mais bleue. Sara aussi est jolie. Et la femme du pasteur également. Alexandra, 23 ans, dort profondément au premier étage avec son nounours. Son mari, lui, comme souvent, fait chambre à part.


Trois coups de feu claquent. Deux balles dans la tête, une dans le bas-ventre, voici la jeune épouse plongée dans un sommeil éternel. Le pasteur affirmera qu'il n'a rien entendu: la sonnerie de son téléphone portable l'a simplement réveillé, dix minutes plus tard. Les trois enfants? Ils n'ont pas sursauté non plus. Mais ce sont des enfants. Et ils ont peut-être été gavés de somnifères...


Tel un automate, Sara ressort dans la nuit glaciale. Elle se dirige vers la maison voisine, à 50 mètres en contrebas, chez Daniel Linde et son épouse. Eux aussi sont des pentecôtistes fervents. Cette fois, la maison est fermée à clef. Sara frappe à la porte. Pas de réponse. Elle insiste. A moitié endormi, Daniel, 31 ans, apparaît sur le perron en peignoir de bain noir. Devant lui, une silhouette fluette, gantée, masquée, armée, debout. Le spectre de Fantômas? Le pentecôtiste croit à une plaisanterie. Il se trompe. Deux coups de feu: Daniel Linde s'affaisse. Mais le fantôme a mal visé. Aucune des deux balles - dans le cou et le ventre - n'est mortelle. Un miracle, sans doute.


Sara s'enfuit au volant de sa Volvo 340 bleue et jette dans un lac son pistolet calibre 38. La famille Linde appelle le 112, le numéro des urgences. Et téléphone au pasteur, le leader vénéré. Réveillé par la sonnerie de son Nokia, l'ecclésiastique se précipite chez la victime sans - curieusement - alerter son épouse qu'un drame se joue à leur porte. Muni d'une Bible, le religieux s'invite dans l'ambulance au chevet de Daniel, entre la vie et la mort. Helge Fossmo prie pour son «ami». A toutes fins utiles, il lui donne l'extrême-onction.


Lorsque, au petit matin, les policiers débarquent à Knutby, l'homme de Dieu, veuf éploré mais très sûr de son fait, s'attribue le beau rôle, réconforte le voisinage sous le choc. Il met les enquêteurs sur la piste de la baby-sitter, convaincu que celle-ci portera le chapeau pour deux. La blonde Sara Svensson est interpellée à 100 kilomètres de Knutby, chez ses parents. Sans antécédents criminels ni problèmes de drogue, son profil de jeune fille sage et repentante déroute les enquêteurs autant que le mobile du crime: elle a tué «pour l'amour de Dieu». Le prédicateur l'a bien dressée: elle prétend avoir agi seule. Or cela saute aux yeux: baby-sitter, mais aussi maîtresse de l'ecclésiastique, Sara est une femme sous influence. Il faudra attendre une semaine avant que la meurtrière lâche enfin: «J'étais un robot programmé pour tuer. Je ne voulais pas tuer Daniel ni la femme de Helge. Ils sont mes amis. Mais je l'ai fait pour leur bien. Le pasteur m'a expliqué que leur heure était venue et que les tuer me rapprocherait de Dieu et leur ouvrirait les portes du paradis.» Helge Fossmo est arrêté à son tour.

Le pentecôtiste croit à une plaisanterie. Il se trompe


Abasourdis, les enquêteurs examinent la biographie du pasteur. Ils découvrent qu'il a déjà été marié et... veuf! Sa première épouse est décédée voilà cinq ans à l'âge de 27 ans. En 1999, elle a malencontreusement glissé dans sa baignoire! Comble de malchance, elle s'est mortellement cogné la tempe contre la robinetterie! Personnalité au-dessus de tout soupçon, le ministre du culte n'est alors pas inquiété. La thèse de l'accident est unanimement admise par le voisinage comme par la famille de la victime. Insoupçonné depuis cinq ans, le crime était donc (presque) parfait. Sachant que sa belle-mère était une infirmière chevronnée, le machiavélique veuf avait pris soin de falsifier le certificat d'autopsie à l'aide d'un scanner et d'un ordinateur. Un passage crucial est effacé: il indique que la défunte a ingurgité une dose considérable de dextropropoxyphène, un médicament antidouleur dont l'abus provoque des difficultés respiratoires.


En reconstituant le passé de Helge Fossmo, les policiers apprennent en outre que le serviteur de Dieu a le diable au corps. Après le décès de sa première épouse, le pasteur - qui, avec ses paupières lourdes et ses cheveux rares, n'a pourtant rien d'un jeune premier - a entretenu au moins trois relations amoureuses simultanées. Avec sa seconde épouse, Alexandra. Avec la baby-sitter Sara Svensson. Et avec la femme de son voisin Daniel Linde. Enfin, les enquêteurs découvrent que, selon la règle de la communauté pentecôtiste de Knutby, le divorce des pasteurs est proscrit. Ainsi se dessine donc l'extravagant mobile du crime: le pasteur aux pulsions incontrôlables tue pour se remarier!


En 1999, le mode opératoire - vraisemblablement un empoisonnement suivi d'un coup de marteau sur la tempe, le tout maquillé en accident domestique - était ce que l'on appelle un classique du genre. Le second homicide - un assassinat par baby-sitter interposée - est, lui, moins banal. Pour réussir ce macabre exploit, Helge Fossmo a fait subir à la naïve Sara Svensson un véritable lavage de cerveau. Mûrement réfléchie, méthodiquement planifiée, la manipulation mentale aura duré trois ans.


Tout commence au printemps 2001, quand la baby-sitter cède aux avances insistantes du pasteur marié, un beau parleur qui l'abreuve de paroles où se mêlent amour de Dieu et amour charnel. D'abord, c'est une simple histoire d'adultère avec ce ministre du culte dont l'emprise psychologique sur les villageois est digne d'un gourou. Mais, dès l'été suivant, tout change. Il tombe inexplicablement malade, s'enferme dans sa chambre et engage, dit-il, «un combat contre le diable». Pour l'assister dans cette lutte à mort, la présence de la baby-sitter lui est indispensable. «Elle sera mon assistante vingt-quatre heures sur vingt-quatre», explique-t-il à son épouse, qui, contrariée mais docile, quitte le lit conjugal pour s'installer dans la chambre d'amis. Six mois durant, c'est le dernier tango à Knutby. Enfermés, Helge et Sara chassent Satan à grands coups de boutoir.

Sa première épouse a malencontreusement glissé dans sa baignoire


Au village, ce huis clos fait jaser. Aux yeux de la communauté, Sara acquiert le statut peu enviable de «grande tentatrice» et de «grande pécheresse». Sa faute? Elle corrompt le pasteur, qui, lui, conserve bizarrement l'entière confiance des fidèles. Comment ce mouvement pentecôtiste - semblable à plusieurs centaines d'autres en Suède - a-t-il pu se transformer en secte?


C'est une belle brune au caractère trempé, sa Waldau, qui, au milieu des années 1990, a entrepris de développer la communauté, tout en voyageant à travers le pays pour évangéliser. Les anciens s'en vont, mais la communauté passe de 30 à 100 membres, âgés de 18 à 35 ans. sa Waldau rencontre Helge Fossmo, qui rédige avec elle un nouveau credo: le groupe appartient à une élite élue par Dieu, comme en témoignent la jeunesse, la vitalité et la beauté physique de ses paroissiens. Leur mission divine: œuvrer à un renouveau charismatique qui rayonnera, de Knutby, dans le monde entier. Afin d'évaluer la personnalité des futurs fidèles, ces derniers sont soumis au test de psychologie élaboré par le télévangéliste américain Don Fortune. Utilisé dans certaines multinationales, ce type de questionnaires permet aux spécialistes en ressources humaines d'identifier les cadres prometteurs et les salariés dociles.


Selon la règle de Knutby, la tendresse affichée et les effusions publiques sont la marque de l'amour divin. «On passait notre temps à se serrer dans les bras les uns les autres, à s'embrasser, à se dire des «Je t'aime», et cela nous paraissait normal», raconte Anders Henriksson, un mécanicien de 36 ans qui a quitté la secte à temps. Cette fraternité apparente masque une organisation hiérarchisée, qui exige de ses adeptes une soumission psychologique et financière: ils doivent rétrocéder 10% de leurs revenus à la communauté. Appelée «Reine Tirsa», sa Waldau est élevée au rang d' «épouse du Christ». Epaulée par Helge Fossmo et quatre autres pasteurs formant une sorte de politburo, elle régente la vie de la communauté, récuse ou favorise les unions. «Ils voulaient m'interdire de fréquenter une fille dont j'étais amoureux, raconte encore le mécanicien. Alors je me suis révolté.» Autre exemple de l'ascendant psychologique d'sa Waldau: c'est elle qui poussera sa petite sœur Alexandra à épouser le pasteur veuf.


Mais celui-ci est insatiable. De sexe et de pouvoir. Une fois Sara séduite, isolée de la communauté, qui la condamne et la dénigre, il change de ton et se mue en tyran domestique. «Il me disait que je ne valais rien, que j'étais irrécupérable, hautaine, dégueulasse. J'étais une chienne, une blonde, une allumeuse», racontera-t-elle au procès. «Tu brûleras en enfer!» promet Helge Fossmo. Avant d'asséner: «Tu es répugnante, mais je t'aime tellement...»


Fragile, isolée, dépendante, la jeune femme perd peu à peu tout contact avec la réalité. «La nuit, on faisait l'amour. Le jour, j'étais son esclave et il était mon maître.» Dans ce contexte de harcèlement, l'homme d'Eglise lui demande un beau matin si elle serait capable de tuer quelqu'un, si Dieu le lui demandait. «Ce serait, lui explique-t-il, un moyen de rattraper tes péchés. Tuer est un acte sacré s'il résulte de la volonté divine.» Et l'exégète de la Bible de raconter comment, dans l'Ancien Testament, Dieu ordonne à Abraham de sacrifier son fils, afin de mesurer son dévouement.

Au moment de témoigner, Sara, tétanisée par la présence du mentor qui la regarde fixement depuis vingt minutes, ne parvient pas à articuler


Puis le pasteur évoque ses récurrentes visions nocturnes. Dans un rêve prémonitoire, deux pierres tombales lui apparaissent: celles de sa femme à côté de celle du voisin, Daniel Linde. Rien d'étonnant: à Knutby, la communauté des fidèles connaît depuis longtemps le pouvoir magique du prédicateur. Avant la mort de sa première épouse, déjà, il avait, sept nuits d'affilée, rêvé d'elle gisant dans une baignoire! Helge Fossmo reçoit aussi d'énigmatiques courriers, envoyés par un inconnu visiblement en contact avec des forces supérieures. Dans l'une de ces lettres, le pasteur est présenté comme un homme que le Tout-Puissant a élu pour le mettre à l'épreuve. «Ta première femme est morte. Bientôt, c'est la deuxième qui sera rappelée à la Maison», écrit l'auteur anonyme. Sara est très impressionnée. De troublantes prophéties parviennent aussi par courriel et Texto sur les portables de Helge et de Sara. En outre, les amants sont en liaison téléphonique permanente. Dans les deux mois précédant la nuit du crime, ils ont échangé un déluge de SMS - 2 200 messages - dont trois quelques instants avant le crime. Dans la plupart, Helge, esclave de sa libido, ordonne à Sara de lui rédiger chaque jour des nouvelles érotiques. Mais d'autres Texto, sur un mode hypnotique, sont destinés à fanatiser la jeune femme: «Il n'est pas trop tard. Mais vite! Toi seule sais ce que tu dois faire. Fais-le!» Peu avant l'assassinat et la tentative de meurtre, le pasteur écrit: «La première chose est ton devoir. La deuxième, tu peux la faire par amour. Il faut le faire! Tu le peux!» En juin dernier, lors du procès, à Uppsala, l'expert en manipulation a soutenu que «la première chose» se référait à une cotisation paroissiale et que «la deuxième» se rapportait à la facture téléphonique que Sara lui avait promis de régler.


Sur le banc des accusés, juste séparés par leurs deux défenseurs, l'emprise psycholo-gique du pasteur est encore prégnante. Au moment de témoigner, Sara, tétanisée par la présence du mentor qui la regarde fixement depuis vingt minutes, ne parvient pas à articuler. A sa demande, l'ex-amant doit quitter la salle - il suivra la déposition de la baby-sitter sur un écran vidéo. Six mois après le meurtre de Knutby, le contraste entre les deux protagonistes est toujours saisissant. Alors que le narcissique ecclésiastique prend des poses conquérantes, rédige des notes à la manière d'un avocat et jette des sourires méprisants aux familles des victimes, Sara, le front ridé, a le regard effrayé et la tête baissée d'un chien soumis dont le museau aurait reçu trop de tapes.


Selon le procureur Elin Blank, les condamnations devraient intervenir dans le courant de l'été. Pour les Suédois, ce sera l'épilogue d'un roman extraordinaire qui les tient en haleine depuis plus de six mois. Le pasteur risque la prison à vie, tandis que la baby-sitter sera vraisemblablement dirigée vers un hôpital psychiatrique. Mais, si ce procès hors norme a permis de désigner des coupables, il n'a pas fait la lumière sur la responsabilité collective de la communauté de Knutby. Les adeptes de la secte pentecôtiste ont, dans un premier réflexe, serré les rangs derrière leur gourou bien aimé. Mais, à force de lire les tabloïds et de regarder la télévision, ils ont, un mois plus tard, admis avoir été floués par ce manipulateur. Aujourd'hui, leur conclusion est encore plus claire: le pasteur est très certainement un envoyé du diable.


La semaine prochaine: les mystères du casse du siècle