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2004  L'Express n° 2766 semaine du 5 au 11 juillet 2004.


Ill.Loustal

 


L'express n°2767 semain du 12 au 18 juillet 2004


L'Expresse n°2768

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L'Express du 05/07/2004
Histoires extraordinaires
La passion folle du voleur de tableaux

 
par Henri Haget

 
Cet été, L'Express a choisi de voyager de pays en pays en racontant sept grands faits divers. Thrillers psychologiques, symptômes sociaux, des polars troublants,romanesques, parfois historiques, qui nous emmènent de Suède en Espagne, de Suisse en Allemagne et au Royaume-Uni, en passant par les Etats-Unis. Cette semaine: la France, avec l'histoire extravagante d'un homme qui, à sa façon, voua sa vie à l'art



 
Retrouvez les Histoires extraordinaires chaque lundi sur RTL dans le journal de 7 heures et ici .

 
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Face à un tableau, il lui est arrivé de se sentir mal. «Lorsque j'en voyais un qui me plaisait, je pouvais pleurer pendant une heure», confiera-t-il aux enquêteurs. Des larmes de bonheur et de frustration. Stéphane Breitwieser chavirait devant la pureté du chef-d'œuvre. Mais le chef-d'œuvre, comme un miroir, lui renvoyait l'image de son destin dépenaillé. Pourquoi la vie n'était-elle pas aussi soyeuse que ces peintures flamandes du XVIIe siècle, sa période de prédilection?


 
C'est l'histoire d'un jeune homme secret qui rêvait d'enluminer la fatalité d'un quotidien monochrome sans vraiment penser à mal. C'est raté. Aujourd'hui, Stéphane Breitwieser a 32 ans, un gentil minois d'étudiant attardé et de gros ennuis avec la justice. Le 6 février 2003, en Suisse, le tribunal pénal de la Gruyère l'a envoyé au trou. Quatre ans ferme en guise d'amuse-gueule. Bonne nouvelle: dans quelques jours, le Mulhousien au comportement de détenu modèle quittera la prison de Fribourg - compte tenu de ses quatorze mois de préventive - pour rentrer au pays. Mauvaise nouvelle: la juge strasbourgeoise Michèle Lis-Schaal, qui a instruit l'autre versant de son dossier - et obtenu son extradition - l'accueillera à bras ouverts.


 
En France, l'esthète déchu répondra du vol d'une centaine d'objets d'art - tableaux, antiquités, statuettes, tapisseries... - commis entre 1994 et 2001 sur le territoire national, mais aussi en Belgique et aux Pays-Bas. Le procès, très attendu, se tiendra en 2005. Si l'on se réfère au verdict suisse, le pays où Breitwieser a eu la mauvaise idée de commettre 69 larcins supplémentaires et surtout de se faire arrêter, l'affaire, d'un simple point de vue arithmétique, ne se présente pas bien. Son avocat, Me Thierry Moser, espère une mesure de confusion des peines. Il pourra également plaider les circonstances atténuantes, car Breitwieser, au-delà de son palmarès sans égal et de son repentir enfantin, n'a rien d'un voleur comme les autres.


 
Si le trafic d'objets d'art est habituellement l'apanage de réseaux internationaux, le lointain cousin de Robert Breitwieser (1899-1975) - peintre alsacien et figuratif de bonne réputation - opérait en franc-tireur avec, pour maigres bagages, un sac à dos, son couteau suisse et l'audace des vrais désespérés. Il dérobait des tableaux comme un gamin pique des bonbons chez le marchand. Il commettait ses exploits le plus simplement du monde, aux heures d'ouverture des musées, dans le dos des gardiens, sans violence ni effraction. La plupart du temps, il décrochait le tableau ou l'objet convoité, le glissait dans sa besace et saluait la caissière sur le chemin de la sortie. Pour les œuvres de grande taille, il découpait la toile au ras du cadre, d'un coup de canif millimétré, avant de la rouler et de la dissimuler sous son pardessus. Un jour où une tapisserie des Flandres large de plus de 3 mètres lui causait du tracas, il l'a balancée par la fenêtre du château de Gruyères, puis s'est empressé de la récupérer dans le fossé. Lors de son procès, avec une modestie qui l'honore, Breitwieser a tenu à minimiser ses talents de déménageur: «La sécurité dans les musées, c'est n'importe quoi, a-t-il expliqué sur un ton presque courroucé. Pour les vitrines, il faut bannir les cerclages en bois ou en laiton. Les tableaux: verrouillez-les à l'arrière pour les fixer sur les murs.» Quoi d'autre? «Les fausses caméras, les faux détecteurs, ça peut avoir son efficacité.» Parole d'orfèvre.

 
Parfois, sa mère obtenait l'autorisation de donner un coup d'aspirateur sous le regard agacé de son fils unique


 
Il y a une dernière raison pour laquelle Breitwieser ne s'apparente pas à la figure classique des pilleurs de musées. Une raison majeure. En sept ans, il n'a jamais revendu la moindre pièce d'un butin estimé à plusieurs dizaines de millions d'euros. Cet amateur de miniatures romantiques aux couleurs suaves et aux paysages ordonnés se contentait de veiller jalousement sur les trésors qui s'accumulaient dans sa chambre. A la longue, il y en avait partout. Accrochés aux murs, juchés sur la table de nuit ou sur une commode, en équilibre sur le rebord des fenêtres et sur le meuble à chaussures. C'est ainsi que le premier étage du petit pavillon d'Eschentzwiller, qu'il partageait avec sa mère, Mireille, s'était transformé en une sorte de musée privé, et même très privé. Breitwieser y filtrait le jour et les entrées. Il s'enfermait dans sa chambre à double tour, tirait les volets en permanence pour réguler la température, la lumière et l'humidité. Parfois, sa mère, infirmière à Bâle, obtenait l'autorisation de donner un coup d'aspirateur sous le regard agacé de son fils unique. Mireille ne connaissait rien à l'art. A ses yeux, dira-t-elle aux enquêteurs, Stéphane avait «la passion des vieilleries» depuis sa première collection de timbres, à l'âge de 11 ans. Elle n'était pas du genre à se poser beaucoup de questions, Mireille. Au fond, depuis son divorce, elle n'était plus attachée qu'à une chose dans la vie. Le bonheur de son fils. Le seul homme qui ne l'abandonnerait jamais, pensait-elle.


 
En son sanctuaire, c'est vrai, Stéphane était heureux. Il recopiait des tonnes de notes piochées dans de savantes encyclopédies sur l'histoire de l'art. Il faisait des fiches sur ses tableaux préférés, remplaçait les cadres inadéquats, bichonnait ses bronzes, enduisait les toiles de vernis protecteur. Il contemplait ses chefs-d'œuvre dans un silence religieux qui le glaçait d'émoi. Peut-être même est-il allé jusqu'à leur parler. «J'avais besoin de les avoir et eux avaient besoin de moi, a-t-il raconté à l'expert psychiatre chargé de l'examiner, en mai 2002. Les tableaux m'appartenaient, je les admirais, mais j'en étais presque esclave.» Breitwieser a toujours prétendu que dans dix, quinze ou vingt ans, quand la magie aurait cessé d'opérer, un coup de fil anonyme aurait dû solder son passé d'Arsène Lupin. Il aurait appelé la gendarmerie du coin pour indiquer l'endroit où il avait déposé ses sacs de reliques. Cela n'aurait duré que quelques secondes. Tout aurait été fini. Tout aurait été bien. Ce n'était pas du vol. Juste un emprunt. «Qu'est-ce qu'une parenthèse de vingt ans pour une œuvre qui date de quatre siècles?» a-t-il plaidé lors de son procès.

 
La douce, la patiente Mireille, dans une bouffée de colère trop longtemps réprimée, s'est acharnée contre ces satanées «vieilleries»


 
Dans ce concert de grands sentiments, finalement, il n'y a qu'un bémol. Mais il est de taille. Les tableaux ne sont plus là. Les tapisseries non plus. Et on a repêché le reste - une bonne centaine de fleurons du patrimoine - au fond du canal Rhin-Rhône. Le bémol s'appelle Mireille. Quelques jours après l'arrestation de son fils, c'est elle, la douce, la patiente Mireille, qui, dans une bouffée de colère trop longtemps réprimée, s'est acharnée contre ces satanées «vieilleries», coupables de lui avoir volé son Stéphane. Ce n'est pas pour le sauver qu'elle a balancé à la flotte des médailles, des arbalètes du Moyen Age et des sculptures inestimables. Non. «C'était pour le punir», a-t-elle expliqué, gênée, aux enquêteurs. Le punir de sa passion stupide et de la manière parfois violente dont il la rudoyait, comme s'il voulait lui faire payer son ignorance. C'était sa façon, à elle, de tourner la page. Mireille n'avait aucune idée de la valeur des joyaux qu'elle jetait dans des sacs-poubelle. Elle pensait que, dans quelques jours, quelques semaines au plus, son fils rentrerait à la maison. Là, c'est sûr, il aurait fait une drôle de tête. Elle imaginait le dialogue par avance: «Maman, qu'est- ce que tu as fait? - J'ai bazardé toute ta quincaillerie de marché aux puces, mon fils. - Tu es dingue... - Ne me parle pas comme ça, Stéphane! Je me saigne pour toi depuis dix ans et tu ne t'en rends même pas compte. A quel âge deviendras-tu adulte?» Un bon coup de pied aux fesses, voilà ce qui lui manquait.


 
Pour être sûre de ne pas rater son coup, elle aura mis du cœur à l'ouvrage, Mireille. Elle a reconnu avoir détruit la plupart des tableaux en les piétinant et en finissant le travail à coups de marteau et de hache. Lorsqu'elle a appris qu'elle avait détruit des toiles de Watteau, de Boucher, de Cranach ou de Bruegel - cette dernière intitulée La fraude ne profite pas à son maître - l'infirmière a fini par comprendre, au ton des enquêteurs, qu'elle avait peut-être commis une grosse bêtise. Maintenant, elle sait qu'il lui faudra attendre encore un an pour retrouver Stéphane à ses côtés. Dans le box des accusés.


 
Depuis l'adolescence, Breitwieser a toujours couru derrière un semblant de reconnaissance. Aujourd'hui, il la tient pour de bon. Les chaînes de télé japonaises et le New York Times ont raconté son incroyable histoire. Mais ce fidèle abonné de La Gazette de l'hôtel Drouot - qu'il reçoit désormais dans sa cellule - rêvait d'une autre consécration. «J'ai aimé l'art comme je n'ai jamais aimé personne, a-t-il écrit du fond de sa prison. C'était ma drogue, mes fantasmes, mes orgasmes. A nous deux, on s'auto-aidait [...] Aujourd'hui, l'art m'a tout pris.» Ce n'est pas un crime que d'aimer l'art à la folie. Le problème, au fond, c'est de n'aimer que ça.


 
Breitwieser s'était réfugié dans sa passion comme d'autres s'enferment dans l'autisme. Aussi loin qu'il s'en souvienne, il n'a jamais eu de véritable copain. Il ne s'intéressait pas plus à la musique qu'au cinéma ou au sport. Ne buvait pas une goutte d'alcool. Ne fumait pas. Ne riait pas. Ne draguait pas. A-t-il seulement regardé une fois les filles? Une fois, oui. Elle s'appelle Anne Catherine. C'était une élève infirmière aux cheveux châtains et à la timidité un brin soumise. Elle l'a supporté pendant dix ans. Au bout de deux, elle voulait déjà rompre, mais il est allé faire un scandale chez ses parents, a cassé une porte, et elle n'a plus jamais osé le contrarier. Anne Catherine, son ombre consentante, qui n'entrait dans sa chambre-musée que sur la pointe des pieds et l'accompagna, le cœur serré, dans quelques-unes de ses virées. «Elle voyait que quelque chose me plaisait, elle me disait: «C'est bien, mais il ne faut pas la voler.» Et moi, je lui répondais «Tu veux m'empêcher? Tu veux faire quoi?» J'étais obnubilé par l'art et j'oubliais ma copine. Souvent, j'étais avec elle, mais j'étais plongé dans mes bouquins et je la repoussais avec méchanceté», a reconnu l'adepte de l'école romantique.


 
Il n'y avait de place pour personne dans la vie de Breitwieser. Son expertise psychiatrique dépeint un être asocial «immature, rigide et narcissique». Avec une précision tout helvétique, elle conclut à une altération de 10% de sa responsabilité. Par le passé, le jeune homme a eu des idées suicidaires. A sa façon, en se barricadant comme un forcené dans sa posture d'esthète maudit, il ne s'est pas loupé. Breitwieser avait son monde à lui. Les rares fois où il en est sorti, il n'a fait que collectionner les problèmes: scolarité bancale, divorce des parents, amour sans relief, bisbilles avec les flics. Il a toujours eu un vrai problème avec l'autorité. Avec lui, le moindre contrôle routier pouvait finir en scandale. Breitwieser voyait de l'injustice partout. La vie est mal faite.


 
Il aurait rêvé d'être un mécène éclairé, mais il n'était que serveur occasionnel, de l'autre côté de la frontière, dans un restaurant de Bâle. Lui, l'autodidacte capable de décliner le pedigree du plus petit maître de l'académie d'Anvers, s'était mis à détester la caste de privilégiés - conservateurs pédants, experts blasés, galeristes hautains - qui font et défont la cote des damnés du pinceau. Qui sont-ils pour s'arroger le monopole du bon goût? Et pourquoi des montagnes de toiles, soustraites à son regard averti, dorment-elles dans les réserves des musées? Et que dire de ces ignares de gardiens «chargés de veiller sur des pièces fabuleuses et qui n'en ont rien à foutre»?

 
Dans le petit musée alsacien de Thann, il y avait un pistolet à silex accroché dans une vitrine


 
Stéphane Breitwieser se souvient comme d'hier de ce jour de 1994 où il a compris comment remettre de l'ordre dans son chaos intime, ce jour où tout a basculé. La scène s'est déroulée presque par hasard dans le petit musée alsacien de Thann. Il y avait un pistolet à silex accroché dans une vitrine. Jadis, Roland, son père, cadre moyen dans une entreprise métallurgique, en possédait un, mais il l'avait emporté en quittant le foyer conjugal deux ans plus tôt. Stéphane se rappelle aussi qu'il avait déménagé les vieux meubles de famille et que sa mère les avait remplacés par des armoires et des tables de chez Ikea. Il ne serait rien arrivé, ce jour-là, si la vitrine avait été verrouillée. Encore une fois, quelqu'un avait mal fait son boulot. La suite? «J'ai eu très peur, je transpirais, mais j'ai pris le pistolet.» Pendant trois jours, la trouille lui a collé aux trousses. «Puis le calme est revenu et j'étais fou de joie d'avoir ça.» Première leçon à l'usage du père oublieux et d'une société trop ingrate. L'embêtant, c'est qu'il y en a plus de 170 à suivre.


 
Dans le petit pavillon d'Eschentzwiller, l'ambiance n'a jamais été folichonne entre Stéphane et sa mère après le départ du mari pour une autre. Le fils ne déboursait pas un centime pour aider Mireille à faire tourner la maison. Il dépensait toutes ses économies pour acheter des livres d'art - il en possédait plus de 500 - et remplacer les cadres de tableaux qu'il jugeait inesthétiques. A près de 30 ans, il était encore logé, blanchi, nourri. Et il ne disait pas souvent merci. Sa mère s'en fichait. Elle n'a jamais pensé à refaire sa vie. Elle n'existait que pour lui. Il n'aimait que son bric-à-brac? Sa mère, elle, n'aimait que lui. Stéphane: son fils, son homme, son chéri. A son sujet, les experts psychiatres parlent de «fantasmatique relationnelle à connotation incestueuse». Au fond, Mireille n'a pas massacré la collection de son fils à coups de hache. Elle s'est contentée d'éliminer une rivale. Une de trop.


 
Aujourd'hui, Stéphane Breitwieser sait qu'il devra travailler douze vies, à sa sortie de prison, pour rembourser le centième des dommages estimés par les tribunaux. Il est effondré. Il jure qu'il n'a jamais voulu ça. Il aimerait ne plus jamais entendre parler de tableaux, de sculptures ni d'antiquités. Mais il se connaît. «L'idéal, pour ne plus toucher à rien, ce serait que je parte loin de l'Alsace et de ses maisons à colombages», a-t-il confié à son avocat. Breitwieser a déjà pointé un pays rêvé. L'Australie. C'est beau, l'Australie. «Et puis, là-bas, il n'y pas de passé, a-t-il ajouté. Pas d'archéologie, pas d'histoire, pas d'art...»


 
Concours: A partir du 12 juillet, notre série Histoires extraordinaires sera assortie d'un grand concours doté de plus de 100 000 € de prix.

 
La semaine prochaine: la secrétaire et les golden boys