Et si 2016 sonnait l’année de Jacques de
Loustal. Grand parmi les grands, oscillant entre neuvième art et
illustration, Loustal est un boulimique éclectique, un voyageur dont chaque
trait est une porte pour l’aventure. Incontournable sans être parmi les
best-seller, Loustal n’a cessé de développer une oeuvre intimiste, forte en
atmosphère, qui n’en finit pas de séduire les galeries. Après avoir livré un
portrait croisé de Carthagène avec Depardon, voilà qu’avec Casterman,
Loustal souffle les trente bougies de son chef d’oeuvre Barney et la note
bleue tout en lâchant la laisse d’un mystérieux Black Dog. Nous en avons
profité pour nous laisser entraîner dans l’univers de Loustal.
Bonjour Jacques de Loustal, il y a trente ans paraissait Barney et la note
bleue. Un album rapidement accepté comme un chef d’oeuvre autant par le
public que par la critique…
Oui, mais par contre, ça n’a pas été accepté comme un album de bande
dessinée. Plusieurs retours, notamment dans des jurys, à Angoulême, où
plusieurs personnes venaient à se mettre d’accord pour dire que ce n’était
pas de la BD. Mais c’était totalement notre style à l’époque avec Paringaux,
une bande dessinée littéraire sans dialogue, sans bulle, plus proche de
l’illustration. J’ai toujours adoré travaillé comme ça, en mettant en
rapport l’image avec les textes.
D’ailleurs, vous sentez-vous plus illustrateur ou auteur de BD?
Ce qui est sûr c’est que je suis venu à la BD par l’illustration. C’est ce
que j’aimais et j’en faisais dans des journaux des années 70 puis dans Rock
et Folk. Et je suis devenu dessinateur de BD à cause du contexte de l’époque
où faire de la BD était très excitant comme participer à cette aventure avec
Métal Hurlant, A Suivre, L’écho des savanes, Fluide Glacial. C’était une
époque extraordinaire. Je serais arrivé vingt ans plus tôt, je n’aurais sans
doute jamais fait de bande dessinée.
Barney et la note bleue - Paringaux - Loustal - 30eme anniversaire - nuit
Mais c’est vrai que je suis plus proche de l’illustration. Encore qu’être
illustrateur pour la presse revêt un caractère servile. Alors que dans la
bande dessinée, on raconte les histoires qu’on veut raconter. On accepte de
les faire en fonction des images qu’on va pouvoir y mettre. Mais je ne me
considère pas non plus comme un auteur de bande dessinée complet. J’ai
toujours besoins de trouver des auteurs, des écrivains, des textes.
Mais finalement, Barney, n’est-ce pas un peu la convergence de deux
histoires, celle du texte et celle du dessin?
Mais les dessins arrivent après le texte! L’avantage de cette forme
narrative est qu’il y a beaucoup d’informations dans le texte et ça me
permet de choisir l’image que m’inspire le texte, d’avoir de grandes images
d’atmosphère, sans la pollution des phylactères. Mettre une bulle dans une
ambiance de nuit, ça ne me plaît pas. Donc, j’ai beaucoup travaillé de cette
manière là avec Paringaux. Barney était notre deuxième album long. On avait
fait beaucoup d’histoires courtes pour parfaire notre méthode. On l’a
toujours gardé.
C’est pourquoi je cherche toujours plus des écrivains que des scénaristes. À
partir des textes desquels je fais tout le scénario, le découpage, le
travail de mise en scène. Je participe au scénario sans toutefois inventé ni
écrire l’histoire mais en la mettant en scène.
Barney et la note bleue - Paringaux - Loustal - 30eme anniversaire - hotel
Avec Barney, vous osiez reprendre un jazzman reconnu pour en faire un
personnage de fiction…
Connu mais oublié. À l’époque où nous avons imaginé cette bande dessinée, il
était totalement sorti des radars. Il ne se produisait plus, n’enregistrait
plus rien. C’était une sorte de génie disparu. De quoi nous donner un thème
en or: l’ascension et la descente d’un personnage, un thème récurrent du
roman noir. C’est une coïncidence totale que Barney soit réapparu au moment
de la prépublication de notre histoire dans À Suivre. C’était le moment où
Barney, habitant Nice, remontait à Paris pour se produire dans des petits
clubs.
C’est très étonnant. On lui avait signalé une bande dessinée avec un type
qui lui ressemblait – il jouait du saxo et s’appelait Barney -. Alors, il a
été voir Paringaux, et ça s’est finalement bien passé puisqu’il a accepté
d’enregistrer ce disque, cette soundtrack du livre. C’est la première fois
qu’elle paraît enfin en même temps que la bande dessinée. Ça a relancé sa
carrière, ce disque. Parce que Barney restait très connu dans l’imaginaire
de ceux qui avait grandi avec le jazz. Et il a réapparu au moment du revival
jazz. Notamment avec le film d’Eastwood, celui de Tavernier, des rééditions,
pas mal de livres. Et quand le disque est paru, il faut quand même savoir
que Barney a vendu plus de disques que nous de bandes dessinées. Il a eu le
prix de l’Académie Charles Cros. Après quoi, il a continué à enregistrer un
disque par an, minimum, jusqu’à sa mort. C’est une belle histoire, quoi!
À l’heure de la BD du réel, purement biographique, un récit comme le vôtre
ne serait-il pas difficile voire impossible tant les gens prennent désormais
pour acquis ce qu’on leur dit en parlant de personnages ayant existé? Et
Barney prenait quand même pas mal de largesses par rapport au personnage
initial et à ses réelles lignes biographiques.
C’est vrai mais en même temps si Paringaux a entamé cette histoire, c’est
surtout parce qu’on ne savait pas ce que Barney Wilen était devenu. Puis,
dans l’esprit de Paringaux, dans son écriture, Barney était un nom de
travail dont il s’inspirait. Pour le reste, ce n’était pas la vie de Barney
Wilen. C’était surtout un épisode, une histoire d’amour, quelques flashbacks
et la description d’un personnage très romanesque, de son comportement.
Mais, je pense que si Barney n’avait pas disparu, qu’il avait été très actif
comme il l’est devenu après, on n’aurait jamais pu se permettre une telle
histoire. Ça aurait été aberrant d’imaginer la vie d’un acteur très
populaire et très actif.
Remarquez, notre personnage, on ne l’identifie jamais comme Barney Wilen.
Barney n’était que le nom de travail de notre BD. On s’était dit que quand
tout serait écrit, on changerait le nom. Pour ne pas que ça fasse «
biographie ». Mais Paringaux s’est rendu compte que ça n’allait absolument
pas. Il a essayé différents prénoms sans que ce soit concluant.
Blackdog - Loustal - Gotting - concert
La musique de Barney Wilen, vous la connaissiez?
Au travers de bandes originales de films. Ascenseur pour l’échafaud, Un
témoin dans la ville, Les liaisons dangereuses… Tout ce cinéma que je
connaissais très bien, le cinéma noir français des années 50. Ça me plaisait
parce que ça générait des climats. Et c’est sur ça que je travaille.
Est-ce un album qui a changé votre vie?
C’est un album qui a eu du succès, ça m’a peut-être lancé. Puis, c’est
l’album où j’ai commencé à mettre au point ce travail de la lumière avec des
encres de couleur, des lumières électriques. Et dans la mesure où c’est mon
album le plus connu, on me le ressort tout le temps. Mais bon, je ne suis
pas comme Spiegelman, l’homme d’un album. Mais bon, ça n’a pas été un
best-seller non plus. Ce fut un succès critique surtout. Mais il a eu
beaucoup moins de succès que les albums de mes amis de l’époque, Schuiten,
Ferrandez, Boucq, tous ces auteurs d’À Suivre.
Après un livre comme ça, c’est vrai que les gens aiment l’avoir au
catalogue.
À côté de cette réédition anniversaire, vous sortez aussi Black Dog!
C’est la dernière livraison BD. Avec Jean-Claude Götting, on se voit
souvent, on a un peu la même bande puis on avait déjà fait un livre
ensemble. On s’apprécie, j’avais fait la préface d’un des ses premiers
albums.
Loustal - exposition -chien noir
Pour Pigalle, je ne m’y attendais pas, il m’a dit un jour: tiens, je t’ai
écrit ça. Quelque chose dans la veine de Simenon, de Melville. Ça s’est bien
passé. Puis, vous savez, je fonctionne par cycle, je fais un peu de peinture
pendant deux ans. puis, je tourne en rond et ai envie d’un chantier à long
terme, avec la BD. J’étais donc en recherche d’une histoire. Encore plus si
elle parlait des États-Unis que j’avais envie de redessiner comme dans les
années 70-80. Et je me suis souvenu de Noir, une bande dessinée muette qu’il
avait faite.
Gotting - Noir
Avant qu’il ne la dessine, j’y avais regardé et m’étais dit que je pourrais
peut-être le faire. Mais comme c’était muet, ça me paraissait aberrant pour
moi qui aime beaucoup le texte. Donc Götting l’avait entièrement réalisé. Et
là avec Black Dog, Jean-Claude a rajouté quelques textes. C’est vrai que le
fait que le premier livre soit un peu passé inaperçu m’a permis de faire ce
remake. Comme ses films américains qui adaptent ces films européens pas trop
connus.
Blackdog - Loustal - Gotting - page 6
Du coup, j’avais envie de le retransposer, de le faire en couleur, de sortir
des clichés des années 50. Puis, ça restait un exercice de style, une sorte
de série B tout en s’amusant. Puis, j’ai beaucoup aimé la manière dont il a
nourri l’histoire par rapport à la première version.
Une toute autre manière de procéder, par rapport à Barney!
Oui, on est très loin de Barney dans la mesure où c’est une bande dessinée
classique, tout passe par les images, il faut montrer ce qu’il se passe,
différemment. Dans Barney, les infos sont dans le texte, et moi je fais un
grand dessin. Mais avec Black Dog, il y a de l’action, il faut la montrer,
c’est de la pure BD. Et j’aime côtoyer ça, m’y frotter de temps en temps.
D’autant plus que j’accorde beaucoup d’importance aux story-board. Donc je
me laisse aller à des découpages très cinématographiques.
J’ai retrouvé des contraintes de la BD, les personnages, les angles, les
intérieurs. Au résultat, je trouve que je suis parvenu à la fluidité que je
recherchais.
Puis il y a cette trame fort noire sous un soleil de plomb.
Je ne vois pas pourquoi dès qu’il y a du soleil, tout se passerait bien!
(rires) Il y a beaucoup de polars qui se passent en Floride. Là, je suis en
train de travailler sur un Simenon, cinquante illustrations pour un roman.
C’est très noir, c’est l’hiver dans une petite ville du Nord des États-Unis.
L.10EBBN002360.N001_BlackDogg_Ip001p088_FR
Mais il y a ce travail d’ambiance en tout cas.
Ah oui, mais c’est comme ça, je suis plus à l’aise dans les ambiances que
dans les scènes d’action.
Avec Black Dog, on retrouve cette intrigue à la dosette qui mène le lecteur
en bateau et dont le suspense ne tient qu’à quelques détails.
On sait dès le départ que ça va mal finir pour le personnage principal.
Dans le reste de votre actualité très riche, il y a votre participation à
Pandora.
Oui, ça, je l’ai fait un peu comme un manifeste. Pour montrer que je
continuerai en faisant de la BD comme je la faisais à mes débuts, avec des
grands dessins et des écrivains. Le prochain sera Marc Villard.
Pandora - Loustal - ile animaux
Mais dans le cas de Pandora, c’était plutôt des images qui existaient,
homogènes, et que j’ai mis en vis-à-vis sur des double-pages. Je les ai
données à des écrivains qui pourraient être inspirés et en raconter une
fiction. C’est carrément l’inverse de ce à quoi on a l’habitude. C’est ce
que j’ai toujours fait, même quand j’ai fait mes petites histoires. Le défi,
c’est que ça doit être court. Une histoire courte, c’est du domaine de la
poésie, de la chanson. Et quand je donne des images à quelqu’un pour qu’il
en fasse un texte, c’est comme s’il les mettait en musique. Là c’était avec
des peintures réalisées pour la BRAFA et Champaka, les prochaines seront des
grands fusains racontant les zones portuaires d’Orient en noir et blanc
assez sinistre. Marc Villard m’a donné un texte super. J’aime bien ces
exercices, retrouver les nouvelles. Le problème reste les éditeurs, pas
vraiment convaincus par les recueils de nouvelles. « Ça ne se vend pas! »
Vous voyez du Monde, aussi. Dernier exemple en date, Carthagène, avec
Depardon! Pour un album oscillant entre carnet de voyage et album photo.
Enrichissant pour vous?
Pour Dupuis, cette collection rassemble des regards croisés. Il s’agit
d’envoyer un photographe et un dessinateur ensemble dans un pays et de voir
ce que chacun en rapportera. Je connaissais un peu Depardon, j’avais déjà
fait quelques voyages avec lui. Et quand on lui a proposé l’aventure, il
était d’accord à condition que cela se fasse avec moi. J’étais très content.
C’était une expérience formidable, 10 jours en Colombie. Je ne connaissais
pas mais c’était des régions qui m’inspirait beaucoup, les tropiques etc.
Carthagene - Loustal - depardon - bateau a moteur
Et comme Depardon travaille à l’argentique, on ne pouvait absolument pas se
rendre compte de ce qu’il faisait. Moi, je faisais quelques dessins dehors,
mais pas tant que ça. Ce n’est pas évident de se poser. Alors, je faisais
des photos, comme bloc-notes. Et comme il faisait chaud, je profitais de
l’après-midi dans ma chambre pour regarder mes photos et composer à partir
de 3 ou 4 d’entre elles. Je mettais en scène une image. J’ai adoré ça! Mais
bon, je ne l’ai pas vu beaucoup chez les libraires.
Pour vous, quelle est la force du dessin par rapport à la photo?
Il y a l’imaginaire en plus, je peux rajouter ou supprimer des éléments,
initier une narration, un début d’histoire. C’est beaucoup plus subjectif.
Déjà la photo est subjective, c’est le regard de quelqu’un par rapport à
quelque chose. Alors le dessin… il y a la composition, l’outil, l’expression
graphique, la stylisation.
Je fais aussi beaucoup de photos, des albums paraissent chez Alain Beaulet.
Le dernier, c’était Go West. La photo est à la base de beaucoup de mes
récits. Quand je voyage, c’est toujours pour rapporter des images, photos ou
dessins, qui n’existeraient pas si je n’y avais pas été. Des images qui
parfois n’existe pas. Lors de mon voyage en Terre de Feu, j’ai eu beaucoup
de mal à dessiner avec le vent, mais j’ai rapporté des images que j’adore.
Avec une lumière extraordinaire. Pour le moment, ça décante, ça deviendra
des peintures.
Go West - Loustal - Couverture
Quels sont vos projets directs alors?
Je termine la couleur de cinquante dessins pour illustrer un Simenon, chez
Omnibus, Un nouveau dans la ville. Du Simenon, quoi.
Loustal - exposition -Simenon
Puis, en octobre, un livre que j’ai fait il y a très longtemps sortira
enfin: le volume 2 des Musiques des films noirs. Cette fois, ce sera sur les
films français des années 50 avec beaucoup d’extraits, des dialogues
d’Audiard. Il y aura aussi un ouvrage consacré à la peinture, une envie de
revenir à quelque chose de différent.
Mais vous savez, au fil des projets et des BDs, ce sont les expériences et
les rencontres qui me guident. Avec un texte, quelqu’un qui me propose
quelque chose ou me signale une nouvelle que je pourrais adapter. Il n’y a
pas de fil rouge. Je me souviens de Coronado, une nouvelle de Dennis Lehane,
20 pages que j’avais adorées. Je les avais adapter en 80 pages. Mais bon, ce
genre de pépite, ça ne se trouve pas tous les jours. Puis, si je vois
beaucoup de films, il y a tellement de livres. Quand j’entre dans une
librairie, c’est vertigineux. Mais quand je dessine moi-même une bande
dessinée, j’évite les librairies BD. Pour éviter l’aquoibonisme devant ces
piles qui restent deux ou trois semaines en vitrine. Il faut penser à ce
qu’on fait, le faire pour soi. |