Thierry Bellefroid
Publié le jeudi 19 mai 2016 à 11h13
À ma gauche, Black Dog, nouveauté grand format publiée par
Casterman et signée Loustal/Götting. À ma droite, Noir, petit
roman graphique au format manga signé Götting et paru chez
Barbier & Mathon en 2012. Particularité : les deux livres
racontent la même histoire.
Loustal et Götting se connaissent bien. Les deux dessinateurs
ont un pied dans la bande dessinée et un autre dans
l’illustration; Jean-Claude Götting a même passé un certain
nombre d’années loin du neuvième art avant d’y faire un retour
remarqué. En 2012, ces deux amis proposent le fruit d’une
première collaboration, Pigalle 62.27, un livre publié chez
Casterman dans lequel Götting assure la partie scénaristique et
Loustal la mise en images. L’envie de remettre le couvert pousse
Jean-Claude Götting a écrire un nouveau scénario pour son ami,
alors qu’il continue par ailleurs à écrire et dessiner ses
propres histoires, dont la dernière, Watertown, est parue en
décembre 2015. Mais voilà, Loustal ne flashe pas sur ce second
scénario. En revanche, il a lu entre-temps Noir, paru chez
Barbier & Mathon. Il l’a aimé. Et il a une petite idée de ce
qu’il pourrait en faire. Voilà qui est pour le moins singulier.
À ma connaissance, Noir/Black Dog est le seul cas de remake de
ce type dans l’histoire de la bande dessinée : même histoire,
même scénariste, mais l’auteur de départ en confie la
réalisation à un autre dessinateur que lui !
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Il est curieux de constater que si les remake sont monnaie
courante dans le cinéma et la musique, la bande dessinée est en
revanche hermétique à cette pratique. Cela rend l’expérience
d’autant plus intéressante. D’autant qu’entre sa version
originale en noir et blanc au format poche et l’actuelle en
grand format en couleur chez un gros éditeur, le livre a changé
d’objet. Considéré par Götting comme une récréation et un
hommage au cinéma noir autant qu’au roman noir américains des
années cinquante, il devient sous la plume de Loustal un polar
grand public.
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La première différence entre les deux livres, c’est la voix off.
On sait que Loustal aime "entendre" ses auteurs, pour la plupart
écrivains, et superposer à leur langue sa vision des mots. Sa
conception de la bande dessinée est parfois proche de celle de
l’illustration - hormis le fait qu’elle utilise toujours la
narration séquentielle - mais elle n’offre jamais dans une
redondance inutile un dessin qui dirait le texte, à la manière
d’un Blake & Mortimer. C’est très certainement à sa demande que
Götting a donc ajouté cette voix off. Une langue très littéraire
qui installe immédiatement une ambiance et confère un ton à cet
album, là où Noir cueillait à contrario le lecteur par surprise.
Les séquences sont à peu près les mêmes, mais pas leur
traitement. Comme dans l’histoire originale, Loustal privilégie
des chapitres courts pour raconter le destin de cet immigré
polonais que des mafieux jettent du haut d’une falaise dès les
premières pages du livre. Tout est construit entre les
flash-backs montrant l’engrenage fatal dans lequel ce mécanicien
a mis le doigt et l’enquête d’un inspecteur de police très
scrupuleux. De ce côté-là, pas beaucoup de différences.
L’argument reste le même. Mais l’âme du livre se déplace. De
l’hommage appuyé au genre qu’il était, le récit devient une
variation sur l’ennui et l’ambition, se resserrant autour de la
piscine au bord de laquelle se prélasse une blonde nymphomane en
compagnie de son chien noir. Tantôt plus courtes tantôt plus
longues que celles de Götting, les séquences choisies par
Loustal montrent comment la même histoire diffère en fonction de
celui qui la met en scène : utilisation de la structure de la
page, construction de la narration, dilatation du temps. Autant
de petites variations qui font de cette adaptation un cas
d’école et presque un objet d’études.
Noir est un livre qui porte bien son nom. Götting y joue avec
toute la gamme du sombre. Son dessin est plus noir que blanc et
on a parfois du mal à suivre l’histoire car l’auteur utilise un
trait épais (sa marque de fabrique) qui ne facilite pas la
reconnaissance faciale des protagonistes, sans compter l’absence
de voix off. Quand on raconte une histoire dans le désordre,
cela peut contribuer à perdre le lecteur en route. En revanche,
malgré la violence intrinsèque du récit, malgré la noirceur de
ses personnages (partagés entre soif de pouvoir, de vengeance ou
de sexe), Black Dog a quelque chose de solaire. Bien sûr, les
couleurs de Loustal y sont pour quelque chose. A certains
moments, on n’est pas très loin des ambiances de La Piscine, le
film de Jacques Deray. Le soleil est implacable, les ciels sont
d’un bleu azur, c’est toute une ambiance glacée et glamour très
eighties qui baigne ce récit policier.
Au final, qu’en penser ? Cela dépend de vos goûts et de vos
envies. Mais il faut bien reconnaître que Loustal a su relever
le pari. Aidé par la très belle langue de Götting, il a su
transcender le scénario original et faire oublier la première
version de l’histoire. Pour autant, il est difficile de comparer
les deux tant les livres sont différents, comme on l’a vu.
Jacques de Loustal lui-même, avec son sens de la formule,
commente l’opération en ces termes : "Je lui ai dit : C’est
comme si tu avais fait un film roumain muet en noir et blanc.
Moi, j’ai envie d’une production hollywoodienne". C’est
exactement ce qu’il a réussi à en faire !
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