Le blues du Saxo

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Le blues du Saxo

Un film, Autour de minuit, signé Tavernier. Une bande dessinée, La note bleue, oeuvre du tandem Loustal-Paringaux. Une même nostalgie, génératrice de superbes images, de l'univers mythique du jazz des années 50.

Pour Bertrand Tavernier, réalisateur du film Autour de minuit, c'est une image qui a servi de révélateur: celle d'un vieux musicien noir, Lester Young, seul à Paris, dans une chambre d'hôtel. Pour Philippe Paringaux, scénariste de La note bleue dessinée par Loustal et parue il y a quelques mois dans (A Suivre), c'est la force du souvenir d'une jeunesse nourrie, baignée du jazz des années 50. Pour l'un et l'autre, c'est en tout cas le désir de retrouver, à travers la magie de cette musique, un peu de celle de leur adolescence...

Bertrand Tavernier _ Je voulais raconter les derniers mois de quelqu'un vivant à Paris et devant, à un moment ou à un autre, partir pour New York pour y mourir. Je voulais aussi qu'il s'agisse d'un saxo-ténor et que ce soit quelqu'un qui ait l'air âgé. Ensuite, le personnage a pris quinze directions avant qu'on ne trouve la bonne.

(A Suivre) _ Quelle Influence la rencontre avec Dexter Gordon at elle eue sur le film?

Bertrand Tavernier _ On était au milieu de la deuxième version et on cherchait qui pouvait jouer. J'avais rencontré Sonny Rollins et Archie Shepp.

(A Suivre) _ Ça n'avait pas marché avec eux?

Bertrand Tavernier _ C'est moi qui hésitais. Rollins ne semblait pas trop rayonnant, pas vraiment en bonne santé. Shepp, au contraire, a une personnalité très excitante, et il aurait fait une excellente solution de secours. Puis Francis Paudras, qui nous inspirait en nous racontant ses relations avec Bud Powell, nous a montré un film sur Dexter Gordon qui nous a emballés : c'était l'homme qu'on cherchait. Mais personne ne savait où il était, ni ce qu'il était devenu, ni même s'il était mort. Il avait disparu.

Et puis un jour, j'ai eu un coup de téléphone de Henri Renaud: "Voilà, j'ai retrouvé Dexter, je l'ai vu cet après-midi, il est rentré à New York hier, il était au Mexique depuis deux ans!" J'ai pris le premier avion et quand je l'ai vu entrer dans le salon de l'hôtel avec sa démarche insensée, j'ai su que le rôle était pour lui.

Plus tard, pour des essais vidéo, on a parlé pendant une heure et demie. Il m'a raconté les tournées dans le Sud, Lester Young, le service militaire, le bebop, Bud Powell, Paris, tout ce qu'il avait vécu. Cette bande m'a beaucoup servi : j'ai incorporé des morceaux de dialogues et de scènes dans le scénario. Enfin sur le tournage, il a joué un le fondamental. Il prenait le

film très au sérieux, impitoyable sur la vérité du dialogue et apportant des idées qui prenaient en compte la vérité synthétique du personnage.

(A Suivre) _ John McLaughlin était inquiet à l'idée de jouer avec lui..

Bertrand Tavernier _ Dexter Gordon inspire un énorme respect. Comme Lester Young à la fin de sa vie, il n'a plus les mêmes moyens physiques que dans les années 50-60, mais ce sert ju tement le personnage. Il a conservé son invention et cette sonorité formidable qui en fait un lien entre Lester et Coltrane. Alors quand McLaughlin a joué un chorus, Dexter a attendu puis il a dit: "O.K. kid, tu prends un solo pas de problème et tu joues be-bop à fond, hein"...

(A Suivre) _ Il faut du culot pour le faire jouer avec Herbie Hancock ....,

K

Bertrand Tavernier _Herbie, il joue be-bop quand il veut. Lui et Dexter, ils ont insisté sur un point : que la musique ne fasse pas

reconstitution precise de l'année 59. On connaît le jazz par les disques, mais très souvent, on jouait des choses qu'on

n'enregistrerait que quatre ou cinq ans plus tard. C'est donc normal que Herbie ait, par moments, des sonorités à la Bill

Evans, avec de l'avance. De même, quand Herbie joue derrière la chanteuse Sandra Reaves Phillips et qu'elle chante la

chanson de Bessie Smith, il a des accords à la Ray Charles. Le jazz, c'est cette liberté, la possibilité d'aller chercher des

choses différentes, jamais figées. Là-dessus, Herbie et Dexter avaient exactement le même langage.

Philippe Paringaux_ Je suis absolument d'accord avec Bertrand. Un jazz critique à la française peut trouver bizarre que McLaughlin joue avec Dexter Gordon, mais tous les soirs, dans toutes les boites, il y a des gens de 18 ans qui jouent avec des gens de 60, et ça se passe très bien. Un type comme McLaughlin peut faire n'importe quoi avec sa guitare...

Bertrand Tavernier _ Et il a appris be-bop. Il m'a dit : "J'ai grandi là-dessus. Mon apprentissage, ce sont les accords de Byrd'.

(A Suivre) _ Philippe Paringaux, de qui vous êtes vous Inspiré pour le héros de La note bleue?

Philippe Paringaux _ De Barney Wilen, bien sûr. mais d'assez loin, contrairement à ce que les gens ont l'air de croire. Bertrand parlait d'une photo de Lester venu finir sa vie à Paris. Mon point de départ, c'est plutôt quelqu'un qui y a commencé sa vie de musicien... J'ai écouté du jazz pendant des années et des années. Je voulais payer mon tribut en racontant une histoire Nos univers sont proches, sauf qu’en ce qui nous concerne LoustaI et moi, nous avons choisi un musicien blanc, le petit génie jazz français, à la fin des années 50. D'ailleurs, ce n'est pas une biographie, et quand Barney est venu me voir après (je ne le connaissais pas au dé part) il était très partagé...

Bertrand Tavernier _ C'est marrant que soient des Français et non des Américains qui se soient emparés de ce sujet. Ron Carter résume ça très bien: "C'est fou que ce soit un putain de Français qui ait fait le premier film sur notre culture." En bande dessinée, c'est pareil...

(A Suivre) _ En plus, vous êtes de la même génération...

Bertrand Tavernier_ J'ai eu un message formidable d'un ami: "Vous avez réussi le film sur votre adolescence." Mais c'est aussi parce que ces années là sont, historiquement, un tournant formidable: dans la sensibilité politique, dans le changement de la musique, ce moment où le be-bop se termine et où le rock n'roll apparaît. C'est la fin de toutes les légendes : Monk, Byrd, Bud Powell, Dexter Gordon, Dizzy: tous ces personnages gigantesques, entourés d'une mythologie et côtoyés par des jeunes gens du style de Barney Wilen qui arrive avec Miles Davis. Enfin, c'est aussi parce que c'est une musique tellement libre et tellement forte qu'elle n'a jamais pu être récupérée par le système et qu'elle est pratiquement ignorée des Américains.

(A Suivre) _ Loustal, vous qui êtes plus jeune, vous avez l'impression que c'est l'univers d'une génération?

Jacques de Loustal _ En effet, je ne me suis pas impliqué de la même manière dans cette histoire puisque j'ai trente ans. Le jazz, je le percevais plus à travers les bandes originales d'un certain cinéma policier des années 60-70: Miles Davis, Lalo Schiffrin ou Alain Goraguer. Ça m'intéressait de travailler des images issues de cette musique.

(A Suivre) _ Pourquoi vos héros sont ils saxo-ténor tous les deux?

Philippe Paringaux _ C'est mon instrument préféré : le grain velouté. Et les gens qui en jouaient: Rollins, Gordon, Coltrane, Lester, m'ont toujours semblé être des personnages qui avaient plus de dimension que les autres. Pour moi, le ténor a toujours été l'instrument qui symbolisait le jazz.

Bertrand Tavernier _ C'est un instrument dramatique. En ce qui me concerne, c'est sûrement lié au premier 45 tours que j'ai acheté, un truc de Don Mayas: I am beginning to see the light. J'avais 13 ans. Et puis, les doigts d'un type sur un ténor, c'est beau.

Jacques de Loustal _ La courbe de l'instrument est magnifique...

Bertrand Tavernier _ Les reflets aussi! C'est lié au coeur...

Philippe Paringaux _ Et au souffle, direct. C'est l'âme un grand mot qui sort par là. J'ai toujours trouvé plus d'émotion dans un solo de ténor que de piano, comme si quelqu'un me parlait directement, me chantonnait dans l'oreille.

Bertrand Tavernier _ C'est l'instrument mis en vedette par le jazz, ignoré ou presque par les musiciens classiques, à part quelques morceaux de Ravel. Le sax fait la spécificité du jazz, avec la contrebasse rythmique.

Jacques de Loustal _ C'est un instrument générique. J'ai fait une affiche pour un festival de jazz à Marne-la-Vallée, et je me suis rendu compte que toutes les affiches faites jusqu'ici représentaient un saxophone.

Philippe Paringaux _ C'est plus facile, pour le scénariste, d'avoir un héros qui se balade avec un étui à saxo qu'avec des caisses ou des contrebasses ...

Bertrand Tavernier _ Ou un piano!

Philippe Paringaux _ Dans la chambre d'hôtel, un type qui sort son saxo et joue trois notes, c'est fort, même si c'est un cliché.

Bertrand Tavernier _ Il y a un attachement particulier à la boîte du saxo, au montage du saxo, à la anche qu'on met et qu'on remet...

(A Suivre) _ La Ricoh Reed no 3.

Bertrand Tavernier _ Oui. Dexter Gordon a ajouté cette phrase formidable au dialogue. Quand il ajuste sa anche, doucement, il dit:"Le bonheur c'est une Ricoh Reed no 3 bien humide!"

Quand Wayne Shorter est arrivé, Dexter et lui ont commencé à se regarder tout ce monde là communique sans parler, puis Dexter est allé poser son saxo à côté de l'étui du saxo de Wayne et il a ajouté: "I am putting my ax (mon outil) à côté du tien pour qu'ils aient le temps de faire connaissance."

Philippe Paringaux _ Un de mes grands souvenirs de jazz-fan, c'est le jour où Miles Davis m'a donné son étui à trompette, me l'a confié.

Bertrand Tavernier _ On connaît la célèbre histoire de Lester Young. Il était batteur et il a changé d'instrument parce qu'il n'arrivait jamais à emballer les filles. Elles étaient toutes parties avec les saxophonistes le temps qu'il ait fini de démonter toutes ses caisses, et il restait seul. C'est pour ça, disait il, qu'il s'était mis au saxo.

(A Suivre) _ Loustal, ça vous a intimidé, ce monde?

Jacques de Loustal _ Non, pas du tout. C'est vrai que je me suis mis à écouter beaucoup de jazz. Les disques prêtés par Philippe pour l'imagerie des pochettes. Ça a duré une bonne année cette histoire là. Avant, j'écoutais plutôt du blues et du rock. Ce qui m'a intéressé,

c'est ce côté climat nocturne du film, sa forme très urbaine et le personnage solitaire du jazzman que je retrouvais.

 

(A Suivre) _ Comment l'avez vous ressenti, ce film ?

Jacques de Loustal _ J'avais d'abord hâte de le voir. Comment pouvait on résoudre au cinéma des problèmes d'ambiance auxquels j'avais été confronté ? J'ai beaucoup aimé le résultat. Et aussi la composition que fait Dexter Gordon. Il y a des scènes inoubliables comme celle où, enfermé dans sa chambre, seul à quatre heuresdu matin, il chante: Spring time in Paris, ce côté hôtel anonyme, personnage solitaire, que j'avais traité aussi.

Bertrand Tavernier _ I love Paris.

Jacques de Loustal _ Oui, pardon. Je trouve le personnage de Cluzet un peu écrasé par celui de Gordon.

Bertrand Tavernier _Pas complètement d'accord. Les deux personnages se renvoient l'un à l'autre. Le créateur et celui qui vit en creux, à travers le créateur et qui essaye de se sauver lui même à force d'admiration. C'est lié à ces kilo

mètres qui peuvent séparer un jeune Français, romantique et passionné, d'un Noir américain enfermé dans sa cuirasse, à l'abri des attaques extérieures. Si on supprimait Cluzet, ça changeait d'autant Dexter. C'est un rôle presque féminin, très difficile, mais je sens que les rapports sont justes. Des relations non abouties, bénéfiques et en même temps maléfiques: quand le jeune Français l'emmène chez ses parents, Dexter a le sentiment aigu de son déracinement : il a envie de repartir pour New York, où il mourra.

Philippe Paringaux _ Est ce que les musiciens ne sont pas tous un peu acteurs ?

Bertrand Tavernier _ Des gens comme Dizzy l'étaient totalement. C'est regrettable qu'ils n'aient pas été utilisés. C'est une grande honte du cinéma américain de ne pas avoir écrit de rôle pour Armstrong quand on voit la force qu'il avait sur un écran, ne serait ce que pour chanter deux minutes.

 (A Suivre) _ Où est Dexter Gordon, maintenant?

Bertrand Tavernier _ A New York. Il va bien, il fait même du vélo d'appartement et il veut refaire un disque. Il a eu des passages à vide, puis il a récupéré. A la fin du tournage, après qu'on l'ait cru mort deux ou trois fois, il avait une forme! Le dernier soir, à New York, à 3 heures du matin, sur les quais, tout le monde était naze et lui, il était là, rayonnant. C'est un survivant, une énigme pour les toubibs qui pensent qu'il aurait dû mourir depuis 40 ans.

Philippe Paringaux _ C'est comme Paul Gonzalvès demandant s'il allait mourir et à qui le médecin répond: "Je ne sais pas, vous êtes normalement mort depuis vingt ans, alors ne changez rien. Repartez avec votre secret. »

Bertrand Tavernier _ Dexter était huit ou neuf fois au dessus du seuil de derium tremens, même sans bo.... Il y a des gens indestructible

(A Suivre) _ Et Barney Wilen qu'est ce qu'il est devenu, lu...

Bertrand Tavernier _ Il a fait un come-back, il y quatre ou cinq ans...

Philippe Paringaux _C'est quelqu'un qui fait de come-back. Il est parti dans trip free jazz avec un album dans ce style, puis il est allée Afrique. Il voulait enregistre dans un désert où l'acoustique était extraordinaire. Il a passe quelques caps. Maintenant il et revenu à une notion plus classique de son rôle. Il essaye de rejouer un peu comme avant

Bertrand Tavernier _ Il avait enregistré avec Sacha Distel.

Philippe Paringaux. _ Et John Lewis.

Bertrand Tavernier _ Willow weed for me. Ta ta ta ta...

Propos recueillis par

JEAN-MARC TERRASS

Autour de minuit, le film de Bertran Tavernier, sort à Parle et en province 24 septembre 1986. La note bleue, l'album Loustal et Paringaux, paraîtra aux éditions Castermen en janvier 1987

 

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