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Loustal: Le Masque Blue
les Inrockuptibles n°22 - avril-mai 1990.- p. 82- 83

 

LE MASQUE BLEU 

Le père des femmes trop pulpeuses et des hommes trop languides est devenu depuis son livre jazzy "La note bleue," une vedette du graphisme hexagonal. Mais Jacques de Loustal préfère toujours le manteau gris du passe muraille au néon  rose de la starisation. 

Dais mon enfance, la bande dessinée était one question qui ne ce posait pas, tout simplement. Mon père était militaire, mais cela n'implique pas que j'ai été bridé dans mon tempérament artistique : il y avait plus prosaïquement un avenir professionnel à assurer. En ce sens. je n'ai jamais connu avec mes parents la situation conflictuelle qu'ont pu vivre mes frères, avec lesquels j'ai un écart d'âge très important- L'un d'eux. par exemple. a un jour totalement rompu avec son passé familial et avec le cursus quasi obligé qui devait le mener harmonieusement du monde des études è celui du travail. II faut dire que ma scolarité s'est en grande partie déroulée au lycée Louis-le-Grand,  à Paris, et que l'ambiance y était à tout sauf à la fantaisie ou à la révolte. 

Dès  la fin de l'adolescence, le dessin fut pour moi un loisir et il était impossible, inenvisageable que je gagne ma vie avec un hobby. Ma chance, et c'est paradoxal, fut sans doute mon entrée dans une école d'architecture qui, à mes yeux, se rapprochait le plus de l'idée que je me faisais d'une activité artistique. Certaines écoles -et la tendance s'est encore accélérée aujourd'hui--forment leurs élèves à la conception des cités futuristes, de grands centres culturels, bref, tous ces projets qui n'alimentent certainement pas le quotidien d' une architecte. Moi, on m' a appris à construire des bureaux de poste, des logements sociaux  ou des cités HLM. Inutile de dire que j'ai été sinon dégoûté, du moins ennuyé par ces études. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à chercher ailleurs.

 IL y a eu une rencontre déterminante

Philippe Paringaux, incontestablement. D'abord parce qu'il fut le premier à accepter mes illustrations pour Rock & Folk des culs-de-lamps, des illustrations d'article. Mail aussi parce qu'il m'a aidé à pénétrer un monde où tout se mêlait dans un bouillonnement incroyable : le rock et la BD, le cinéma et le "nouveau journalisme".  On parlait moins de musique que de mode de vie, et ça m'a vraiment aidé à sauter le pas. Ça. et le fait que j'ai eu la chance d'être réformé au service militaire. Comme je le disais tout à l'heure. n'ayant mis que quelques mois à réaliser qu'aujourd'hui un architecte n’est décidément plus un artiste, je m'engageai dans la filière qui devait faire de moi un dessinateur professionnel tentant de gagner sa vie avec ses petits dessins : Philippe Manoeuvre. la connexion :Métal Hurlant, mais aussi tous ces fanzine dont je me sentais particulièrement proche, II fallait dans les années 70, être particulièrement attentif à ce qui se passait dans ces petites revues de fanatiques qui, sans prévenir, étaient en train de dynamiter toutes le habitudes : celles des lecteurs, qui trouvaient enfin une expression graphique correspondant à leur génération donc à leurs préoccupations, mais également les habitudes des éditeurs, qui n'avaient pas un seul instant imaginé qu'on pouvait imprimer ça.

Il  y a eu très vite également, et on eu a la preuve dans les nombreux carnets de croquis que vous avez publiés, votre goût pour les voyages.

Certains de mes croquis se sont retrouvés imprimés alors qu' ils n'étaient à l'origine pas destinés à la publication. Et comme j'aime "aller voir ailleurs", il était naturel que je développe, avec quelques autres en France, ce qu'on appelle le roman graphique. J'aime bien aller fourrer les yeux là où il se passe quelque chose, même si ce "quelque chose" ne dépasse pas le statut du fait divers. Car je ne descends jamais dans les palaces, ces endroits de partout et nulle part. J'aime les robinets qui fuient. les bruits de la rue, les décors aussi parfaits et lisses soient-ils, qui portent la marque du passage de l'homme. Je me souviens de cette photo de presse que j'avais longuement contemplée, cette chambre de grand hôtel - Hilton ou quelque chose comme ça - qui avait été complètement détruite par un fou furieux qui, entre ces quatre murs-là, avait assassiné, violé. je ne sais plus. Moquette arrachée, murs souillés. vitres brisées, tout, vraiment tout avait été détruit. Et ces traces de sang... J'étais resté fasciné par ce cliché, comme une perfection dans le cataclysme total.

Il y a une autre constante dans votre travail : ces personnages figés sons le soleil, prisonniers d‘un cliché photographique, semble-t-il.

J'ai beaucoup réfléchi au problème du mouvement dans mes dessins, pour conclure que j' avais un goût affirmé pour les personnages figés. Cela vient certainement de ma formation d'architecte, qui veut que chaque croquis soit conçu comme une répartition géométrique de l'espace, chaque chose à sa place dans l'ensemble, y compris le désordre ou le tumulte.

Ce qui est assez paradoxal, lorsqu'on connaît votre attirance pour le cinéma.

Exact. Je suis un consommateur régulier, pour ne pas dire plus, de cinéma. Esthétiquement, c'est ce cinéma, en particulier celui des années 30 et 40, qui m'a permis de filtrer l'époque contemporaine, de n'en retenir que des constantes. Cela dit, du strict point do vue du consommateur, le cinéma est pour moi, avant tout, un plaisir. J'adore m'installer dans une salle, me nourrir, littéralement. d' images, me retrouver face à n'importe quel film de Federico Fellini.

Et à l'instar de beaucoup de vos confrères, vous avez bien entendu la tentation de pratiquer ce cinéma.

Certainement pas : les contraintes sont beaucoup trop lourdes, et faire un film est devenu aujourd'hui une machinerie énorme. Et plus que tout, ce qui me pèserait serait de travailler en équipe, jouer avec le caractère de l'un, prendre en compte les états d'âme de l'autre.

Vous avez pourtant très souvent travaillé avec des scénaristes de bande dessinée.

Certains étaient mes amis, certains le sont devenus, mais tous partageaient avec moi un concept esthétique, des idées communes sur beaucoup de sujets. Je suis incapable de travailler avec quelqu'un sans être en phase, de quelque façon que ce soit, avec lui. De plus, tous mes scénaristes, de Paringaux à Jérôme Charyn sont aussi des écrivains. Çà aide lorsque le projet est de faire un livre à deux, qu'on a comme moi une certaine tendance au mélodramatique et qu'on souhaite, comme c'est mon cas, écrire pour des gens de mon âge. Rien de plus laborieux que de vouloir rester juvénile. Avec ses rides, ses cheveux blancs, Lou Reed fait du rock adulte ; toute proportion gardée, je souhaite en faire autant en bande dessinée.

Nous n'avons pas encore parlé de musique.

J'appartiens à ce qu'on a dénommé après coup la "Génération Musique". Comme je le disais précédemment elle était partout, et elle était bien plus que cela, dans nos pensées, nos modes relationnels, partout. Plus personnellement, il est vrai aussi que mon album à plus fort tirage reste aujourd'hui "Barney et la note bleue", écrit en collaboration avec Philippe Paringaux.
Mais ce sont surtout des motivations extramusicales qui nous ont intéressés dans cette histoire : l'existence d'un musicien de jazz, synonyme de solitude, le fait que cette musique soit certainement la plus génératrice qui soit. On a été aussi été ravis de l'effet secondaire de cet album, qui a fait que le disque de Barney Willem, sorti simultanément, s'est très bien vendu, et qu'on lui a proposé de nouveau des concerts, des tournées et qu'il est revenu sur le devant de la scène et non plus dans le semi anonymat qu'il connaissait, le grand saxophoniste qu'il a toujours été. Encore plus secondaire comme effet, ce travail m'a bien sûr incité à m'intéresser plus avant au jazz, que j'écoute régulièrement aujourd'hui, même si on ne peut pas me considérer comme un connaisseur. En fait, j'écoute toujours de la musique en travaillant, mais les styles varient suivant mon humeur.



Lorsque vous jetez un oeil sur tous vos travaux antérieurs, une ligne directrice se dessine-t-elle ?

J'ai surtout envie de refaire la plus grande partie de mes dessins et des histoires. Je l'ai déjà fait pour quelques albums, d'ailleurs, mais ce n'est finalement pas très gratifiant de refaire une image dont l'ordonnancement a déjà été pensé, et qui correspondait à une humeur, une sensation depuis longtemps oubliées. Ce qui m'étonne surtout, c'est qu'on ait pu accepter certains dessins de mes débuts. Pour en revenir à mon évolution éventuelle, je crois qu'effectivement je tends vers l'épure, vers un trait plus expressif. C'est tout du moins ce que je tente ! Mais s'il y a progrès, ils se situent évidemment au niveau du travail sur la couleur, qui est aujourd'hui à la fois moins brutale et plus nette qu'auparavant. Tout cela est certainement dû tout d'abord au fait que je ne jette jamais rien, archivant pour retrouver quelques années plus tard : mais aussi à mon goût de plus en plus prononcé pour la peinture. Je suis collectionneur, et je pense avoir engrangé pas mal de connaissance sur le sujet. Ce qui ne signifie pas inéluctablement que j'abandonnerai un jour la BD au profit de la peinture. J'ai encore un plaisir trop prononcé à élaborer un livre et je ne me sens pas sans doute encore prêt.



Aujourd'hui, vous êtes particulièrement d'actualité, avec beaucoup d'albums, chez beaucoup d'éditeurs.

N'exagérons rien : je ne publie pas tant que cela. Et de toute façon, quelques-uns de ses livres sont des rééditions, avec simplement quelques ajouts ou la revisite de certaines pages. Malgré tout, c'est vrai que j'ai la chance de pouvoir faire éditer la quasi-totalité de mon travail et tous ses différents aspects. Ce que j'appelle les "objets anciens" chez Futurismes, mes illustrations aux Humanoïdes Associés, tout ce qui prend à contre-pied le reste de mon style chez Albin Michel, et les grands trucs, tous ces albums importants pour moi, aux éditions Casterman. C'est là que sortira l'album que je suis en train de faire avec Jérôme Charyn, auteur de romans policiers américains. Et, bien sûr, ce sera un livre noir.



On a parfois le sentiment que vous aimeriez vous glisser entre les pages de "Gatsby le Magnifique".

Je ne me crois pas autodestructeur. Je suis, par exemple, très attentif à l'évolution de mon travail - que le texte off ne soit pas mar marque de fabrique, par exemple - et ravi que mes albums soient désormais en traduction aux USA ou en Allemagne. Mais j'essaie avant tout de progresser, d'emprunter une direction, de tendre vers un point qu'on sait ne jamais atteindre. Comme dans toute discipline artistique, il est urgent de ne jamais se dire en bande dessinée "Tu as fini". Pour cela, le meilleur moyen reste, je crois, de toujours conserver du recul vis-à-vis de l'importance toute relative de son travail.


Ce recul, vous semblez l'appliquer aussi dans vos relations avec les gens.

Je ne me livre pas énormément, c'est vrai, dans mes relations professionnelles. Car pour ce qui est de la vie privé, je pense être tout à fait normal. Mais je l'admets, en interview par exemple, j'éprouve le besoin de rester en retrait. Pour me protéger, sans doute. Peut-être est-ce trop dangereux de se livrer ? Et je ne peux même pas renvoyer les gens à mes dessins, puisque mes albums ne sont pas que de moi... et que je ne suis pas dans mes albums.


Christian Larrède